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jeudi, 14 octobre 2021

Carl Schmitt et la politique de l'identité

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Carl Schmitt et la politique de l'identité

par Seyed Alireza Mousavi

Ex : https://sezession.de/62710/carl-schmitt-und-die-identitaetspolitik

La politique identitaire est devenue un levier d'autorité dans les relations de pouvoir dans le monde occidental. On voit dans ses représentants actuels surtout des descendants de la nouvelle gauche qui, dans les années 1960, réclamait des droits pour les femmes ou des droits d'autodétermination pour les minorités.

Cette vision n'est pas tout à fait correcte, car les préoccupations de la politique identitaire vont au-delà des expériences de la gauche culturelle et trouvent leurs racines dans la période des Lumières : la politique identitaire est apparue à la fin du 18e siècle et a d'abord été utilisée par les mouvements conservateurs qui l'ont reliée aux identités collectives telles que les nations et les peuples.

La politisation de la question de l'identité est essentiellement une réaction des forces conservatrices aux Lumières, et notamment à leur engagement en faveur de l'universalisme et de l'égalitarisme. Le romantisme allemand, par exemple, a souligné l'importance des différences culturelles. Adam Müller, autre exemple, a soutenu que les identités fondées sur la pluralité des cultures étaient plus authentiques que le concept abstrait d'universalisme et d'humanité.

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Il dénonce ainsi les idéaux associés aux droits de l'homme comme des absurdités abstraites, car l'homme en tant que tel n'existe pas du tout. Le libéralisme a contribué au développement de la politique identitaire à l'époque des Lumières. Le libéralisme a tenté de libérer la politique de l'autorité de Dieu, et c'est précisément pour cette raison que la politique devait également être libérée de l'autorité de la vérité : non pas d'une vérité simplement factuelle, mais d'une vérité ayant une prétention métaphysique à la validité.

En bannissant la vérité de la politique, le libéralisme l'a remplacée par le patriotisme - c'est-à-dire l'intérêt du "nous" - comme point fixe des normes publiques. Ainsi, Rorty qualifie le libéralisme dans son sens originel de nous-libéralisme parce que les libéraux classiques, en tant que nationalistes, professaient le droit collectif du propre, tout en rejetant la métaphysique comme source de forces génératrices de droit.

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Aujourd'hui, cependant, les gauchistes culturels de 1968 ont abandonné la question de l'identité collective du nous-libéral au profit de l'hétérogénéité de la société, rejetant toute forme d'autorité et de nationalisme. Rorty appelle ces gauchistes culturels des "libéraux identitaires". En fin de compte, deux pôles principaux du libéralisme identitaire ont émergé: le libéralisme du "nous" des libéraux classiques s'oppose au libéralisme identitaire de la gauche culturelle actuelle. Les deux pôles s'accordent cependant sur un point: ils ne veulent pas représenter une substance métaphysique.

La nouvelle gauche rejette la tradition et la culture données et fait une fixation sur les droits des minorités qui s'écartent de la substance collective, et les libéraux rejettent à leur tour ces droits spéciaux car ils invoquent les lois du marché et le droit du plus fort. La gauche culturelle des années 68 a politisé la question de l'identité en faveur des cartels financiers mondiaux et a même - pour le dire crûment - trahi Karl Marx en abandonnant largement l'ancienne rhétorique de la lutte des classes, qui connaissait la dichotomie de la société dans la contradiction du capital et du travail, pour la remplacer par l'opposition entre société majoritaire et minorités hétérogènes.

Au lieu de mettre les questions d'inégalité sociale au centre, la diversité a été le projet d'émancipation dominant des partis de gauche européens au cours des deux dernières décennies. Lorsqu'une secte s'écarte des normes de la majorité, on lui donne une tape dans le dos et on l'encourage à raconter son histoire. Cependant, à aucun moment cette société nouvellement sensible, ou plutôt trop sensible, n'indique qu'elle pourrait aussi se sentir enrichie par l'histoire des Blancs hétérosexuels appauvris.

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À cet égard, le trait essentiel de la politique identitaire de la gauche d'aujourd'hui est sa tendance à la fragmentation et à l'individualisation excessive. Cela signifie en fait la fin de la solidarité comme noyau de la politique nationale. A cet égard, les nouveaux gauchistes sont dans un mode nihiliste d'émancipation et de déstructuration qui, paradoxalement, ouvre à son tour la voie au capitalisme néolibéral qu'ils ont initialement rejeté.

Car la dissolution des structures, telles que l'État, les structures juridiques et de solidarité, et le retour aux préoccupations particulières ne sont pas synonymes de dissolution du pouvoir, comme le croient encore de nombreux gauchistes. Dans sa théorie de l'État, Carl Schmitt distingue la théorie du pouvoir et la théorie du droit.

Si l'on s'interroge sur la raison d'être du droit et sur la justification du droit, il faut prêter attention aux relations de pouvoir au sein de la théorie du pouvoir. Schmitt affirme que le pouvoir échappe ainsi à un contenu indépendant du droit. La loi existante invoque l'autorité et l'opinion dominante. En revanche, dans le cadre de la théorie du droit, le droit ne découle pas de l'autorité, mais le droit se légitime lui-même.

Ainsi, la loi s'applique même si la plupart des gens ou les minorités ne sont pas d'accord. Cela est possible si le droit a un contenu qui ne découle pas des relations de pouvoir. Dans sa théorie de l'État, Schmitt défend cette primauté du droit et s'oppose à sa libéralisation et à sa relativisation.

Ce qui est important ici, c'est que la primauté du droit est un moment de limitation du pouvoir qui contrôle et chérit à la fois l'autorité de l'État et l'autorité personnelle. Tant les libéraux que la gauche culturelle actuelle se réfèrent à l'interaction des individus comme origine du droit, et à cet égard, ils ne reconnaissent aucune vérité formatrice au-delà des relations de pouvoir.

Les libéraux se réfèrent à la majorité de la société et la gauche culturelle à ses minorités ; alors que les libéraux considèrent la majorité comme la force génératrice de droit, la gauche culturelle adopte le point de vue inverse, puisque pour eux le droit est symbolisé par les préoccupations des minorités.

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Néanmoins, les deux doctrines suivent la logique de la théorie du pouvoir et sont incapables d'expliquer ce qui constitue exactement l'identité et les normes génératrices de droit dans la société concernée. Car ils ne font référence qu'à l'évolution des chiffres de la majorité ou de ceux des groupes minoritaires. Pour Carl Schmitt, l'État n'est pas le créateur du droit. Le droit est plutôt le créateur de l'État.

À cet égard, il fait une distinction entre la légalité et la légitimité. La valeur de l'État découle de son enracinement dans le droit. Il est le pouvoir suprême parce qu'il émane du droit, et à cet égard, il réalise le droit sous la forme de lois. Par conséquent, la question décisive est la suivante : d'où vient le juridique ?

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Carl Schmitt soutient que le droit et la justice découlent du type de pensée respectif du peuple. Les différents peuples sont associés à différents types de pensée, et la prédominance d'un certain type de pensée peut être associée à la domination intellectuelle et donc politique d'un peuple. Selon Schmitt, le pouvoir spirituel en tant que tel est le pouvoir de la tradition qui se développe de manière dynamique et qui est en même temps donnée, qui sculpte la substance de la société - à savoir l'identité de celle-ci - dans une zone concrète du globe.

En ce sens, tout droit est donc un droit situationnel. L'identité ne découle donc ni des règles de conduite du marché des libéraux ni du projet d'émancipation de la gauche, mais plutôt du type de pensée des gens. Pour Schmitt, un tel type de pensée naît dans un processus dynamique et n'est donc précisément pas raciste au sens biologique du terme.

Elle est ancrée dans le passé culturel de la société. Le point crucial est que ce processus, au sens de Schmitt, ne recourt jamais aux relations de pouvoir, mais se réalise uniquement à travers l'État. Alors que la gauche et les libéraux politisent l'identité, pour Schmitt, l'identité en tant que substance de la société se situe au-dessus de la politique et de l'État, et à cet égard, la politique n'est pas une force génératrice de droit mais une force réalisatrice de droit, c'est-à-dire réalisatrice d'identité.

La politique agit donc comme un protecteur de l'identité contre sa politisation. Pour les schmittiens, l'identité provient des expériences historiques du peuple (sol, état, église) et dans la mesure où l'ordre juridique doit être l'expression de l'ordre de la vie, indépendamment des rapports de force politiques. La substance de la société - son identité - est fondamentalement un récit qui donne du sens, que Carl Schmitt voulait voir ancré dans la Loi fondamentale selon sa doctrine constitutionnelle. En effet, elle le protège des rapports de force politiques qui sont en état de changement permanent.

Dans la République fédérale, cependant, les récits significatifs n'ont jamais été au centre de la confiance collective en soi. Il s'agissait, comme l'a récemment souligné Herfried Münkler, d'histoires sur le pouvoir économique, c'est-à-dire d'un mythe de la performance. Ainsi, le besoin de récits mythiques et de représentations symboliques s'est déplacé de la politique et de l'État vers le marché et la consommation.

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La Volkswagen est devenue le signe d'appartenance, et la Mercedes le symbole d'un avancement réussi, la confirmation du succès. À cet égard, il a toujours manqué des récits forts qui auraient rappelé l'histoire allemande et la puissance de l'identité chrétienne-allemande. Herfried Münkler, conseiller d'Angela Merkel, a noté dans une interview du 19 septembre 2018 à l'hebdomadaire DIE ZEIT que la réunification de l'Allemagne n'était pas devenue un nouveau mythe démocratique fondateur pour les Allemands.

Il a appelé à "retenir les récits" afin que les conséquences de la mondialisation puissent être équilibrées. Avec la narration forte, l'identité spécifique est en fait protégée des identités étrangères, tandis qu'un échange réciproque a historiquement toujours lieu entre les identités. Il s'agit de préserver l'identité de la société au sens schmittien du terme.

Cela inclut certainement les images d'amis et d'ennemis, et dans cette mesure, les récits sont utilisés pour lutter politiquement et protéger l'identité. Dans le jeu de pouvoir des "grands récits", il est important de voir à travers les récits de l'autre partie et d'y réagir. Bien que Münkler affirme que la société allemande a besoin d'un récit fort en tant que tel (et qui devrait transcender les relations de pouvoir respectives), il vise à réinterpréter le sens du récit tout en maintenant ses fonctions.

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Il veut concevoir des contre-récits forts afin de déconstruire l'essence du récit, qui repose sur le dualisme ami/ennemi, et d'invalider la notion dominante de choc des civilisations. À cet égard, il souhaite développer un récit de société qui donne à la société une perspective spécifique, mais qui reste en même temps soumis au processus de mondialisation, c'est-à-dire aux ambitions mondiales.

Ce point de vue peut être décrit avec certitude comme le terreau de récits aussi diffus que celui du "Nous pouvons le faire", qui tend à diviser la société plutôt qu'à la rassembler. En revanche, l'idée du Volk et la protection de l'identité allemande doivent être conçues au sein de la Nouvelle Droite au-delà des rapports de force. Sinon, elle perpétuerait les règles du jeu de la nouvelle gauche - c'est-à-dire les dichotomies modernes de la société entre majorité et minorité - sous d'autres auspices.

L'identité n'est pas un phénomène secondaire qui pourrait être préservé en propageant une Leitkultur, comme l'imaginait Bassam Tibi. Il s'agit plutôt d'une question d'existence, et donc l'identité doit être débattue avec Carl Schmitt au niveau d'une doctrine constitutionnelle : l'identité ne serait donc pas considérée comme un objet de la constitution, mais comme la volonté constitutionnelle du peuple !

C'est en effet la condition pour qu'un peuple libre n'établisse pas un ordre juridique capable de nier, voire de saper, la continuité de sa propre identité en raison de rapports de force défavorables.

mercredi, 11 août 2021

Etat d'exception et mort du politique

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État d'exception et mort du politique

Mariano Allocco

SOURCE : https://electomagazine.it/stato-deccezione-e-morte-della-politica/

Début 2020, quelques jours de vie avec le virus ont suffi pour faire passer l'Italie d'un état de droit à un "état d'exception" et la prolongation du confinement, la cinquième, jusqu'au 31 décembre 2021, a consolidé un état d'urgence qui a débuté le 31 janvier 2020; les décrets du Premier ministre visant à contenir le Coronavirus sont en fait une limitation de nos libertés.

Un Occident fragile et présomptueux s'est soudainement retrouvé face à un redde rationem et la question qui se pose maintenant est la suivante : jusqu'où ira l'"État d'exception" et jusqu'où ira-t-il ?

En 1922, Carl Schmitt a défini le souverain comme "celui qui décide en état d'exception", un terme qui indique les mesures exceptionnelles prises en temps de crise et qui doit être compris à la lumière de l'ancienne maxime selon laquelle "necessitas legem non habet".

Cependant, nos Pères constituants n'ont pas pris cette hypothèse en considération, car il était impensable que le Premier ministre puisse devenir Souverain et cette hypothèse n'était pas non plus plausible pour le reste de l'Occident.

Au demeurant, c'est l'"état d'exception" du siècle dernier qui a accompagné les dérives qui ont conduit au totalitarisme.

Ce n'est pas un droit spécial, c'est la suspension plus ou moins modulée de la loi qui apparaît aujourd'hui comme une technique de gouvernement mise en œuvre avec l'extension toujours plus grande des pouvoirs de l'exécutif par l'émission de décrets et de mesures prises, justement, dans un "état d'exception".

L'exercice de cette prérogative érode de fait la démocratie, une institution récente telle que nous la connaissons, qui est aujourd'hui également mise à mal par un virus.

L'activité législative du Parlement est de facto marginale, tandis que dans le pays, par le bas, le pouvoir de décision des conseils locaux est désormais un simulacre.

L'"État d'exception" s'est imposé sur la base d'un principe selon lequel la nécessité caractérise une situation singulière dans laquelle la loi perd son pouvoir et devient progressivement le fondement et la source du droit.

Le droit n'admet pas de lacunes et si le juge doit juger même en présence de vides législatifs, par extension, lorsqu'une lacune du droit public apparaît, le pouvoir exécutif a l'obligation d'y remédier: c'est l'"État d'exception" qui s'est soudainement installé.

Les lois non écrites, celles de la nécessité, l'emportent sur le droit, qui réagit en conséquence, mais se trouve dans une position défensive, dénonçant la fragilité qui caractérise l'Occident même sur ces fronts.

Dans l'"état d'exception", la décision suspend ou annule les normes, les rituels, les délais et les procédures qui, dans une démocratie, constituent la substance.

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"Ce que l'arche du pouvoir contient en son centre, c'est "l'état d'exception" (Giorgio Agamben, 2003), et c'est une machine qui a fonctionné à travers le fascisme, le national-socialisme et les régimes communistes, nous atteignant de manière feutrée mais efficace, et qui se réaffirme aujourd'hui dans tout l'Occident à cause d'un virus.

"En temps de crise, le gouvernement constitutionnel doit être modifié dans la mesure où cela est nécessaire pour neutraliser le danger et rétablir la situation normale - .... - le gouvernement aura plus de pouvoir et les citoyens moins de droits... la démocratie est l'enfant de la paix et ne peut vivre sans sa mère" (C. L. Rossiter, NJ, 1948), des mots écrits dans l'immédiat après-guerre, mais toujours pertinents maintenant que l'État belligérant n'est pas nécessairement sanglant.

Brèves réflexions sur une question qui a refait surface avec ardeur dans un Occident caractérisé par une fragilité déjà évidente après le 11 septembre 2001, mais qu'il faut maintenant aborder, avant qu'elle ne devienne incontrôlable.

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Les frontières mouvantes, à grande vitesse, s'instaurent à une cadence inouïe dans une Europe qui se voulait sans frontières, qui proclamait le droit de tous à la libre circulation...!

Une autre question est claire: le concept de "frontière" attaqué au début de ce millénaire est maintenant revenu avec toute son ancienne puissance pour marquer les cartes de différentes couleurs, à commencer par celle d'une Europe qui doit retrouver son âme, et ce qui s'est passé à Barcelone est un signe clair de fatigue.

L'obligation de rester chez soi, entre quatre murs, a également ravivé la signification du "mur" en tant qu'instrument de défense.

Un scénario complexe qui propose un défi à ramener dans la seule sphère possible, celle de la Politique, entendue comme l'art de rendre possibles les choses nécessaires.

La politique, cependant, est sans défense dans un état d'exception.

Mariano Allocco

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mardi, 03 août 2021

"Les fondements historico-spirituels du parlementarisme dans sa situation actuelle" selon Carl Schmitt

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"Les fondements historico-spirituels du parlementarisme dans sa situation actuelle" selon Carl Schmitt

Recension: Carl Schmitt, Los fundamentos históricos-espirituales del parlamentarismo en su situación actual, 2008, ISBN 978-8430948321,Tecnos, 264 p.

Ex: https://www.hiperbolajanus.com/2020/11/resena-de-los-fundamentos-historicos.html#more

La critique schmittienne du parlementarisme libéral doit être replacée dans le contexte de la crise du libéralisme de l'entre-deux-guerres, en pleine crise de l'État libéral, de la remise en cause du système parlementaire, de l'autoritarisme, de la démocratie libérale, etc. L'ouvrage a été publié à l'origine en 1923, après les conséquences du traité de Versailles et la chute de la monarchie et du Deuxième Reich, et en pleine République de Weimar, avec toutes les conséquences désastreuses d'instabilité politique et de crise économique qu'elle a générées. À tout cela, il faut ajouter les racines ténues de la tradition libérale dans l'Allemagne de Carl Schmitt, où les courants autoritaires et antilibéraux étaient prédominants. 

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Au sein des critiques développées contre la démocratie parlementaire, on peut reconnaître deux voies différenciées dans la pensée de Schmitt : 

- D'une part, la critique du parlementarisme en tant que forme de gouvernement. Schmitt critique donc le parlementarisme en tant que forme de gouvernement. En ce sens, il pointe du doigt la domination excessive des gouvernements par le parlement, qui conduirait à une instabilité rendant impossible toute gouvernance efficace. Dans ce contexte, le parlementarisme apparaît comme étant en contradiction avec la division des pouvoirs et inconciliable avec les besoins de l'État administratif. La République de Weimar sert d'exemple pour ces conclusions. De plus, il n'y a pas de solution de continuité possible s'il y a une relation inverse et que c'est le gouvernement qui domine à travers le parti politique sur le parlement, car dans ce cas on ne devrait pas parler de régime parlementaire, mais de régime gouvernemental. Dans le second cas, nous aurions un exemple très proche de notre époque, avec l'effondrement de l'ordre juridique et légal et l'inutilité des parlements dans la prise de décision. L'alternative proposée par Schmitt est une "dictature présidentielle". 

- D'autre part, nous avons la critique du parlementarisme en tant que forme de gouvernement. Il s'agit d'une critique du parlement en tant qu'institution, en tant que forme de gouvernement, ainsi que de la démocratie parlementaire dans son ensemble en tant que système, une critique de la démocratie représentative. 

En ce sens, Schmitt met en garde contre la confusion entre démocratie et élection, car la représentation n'est pas la même chose que l'élection. La démocratie en tant que telle n'a de sens que lorsque son objet d'intérêt présente des caractéristiques homogènes et qu'il est possible de le réduire à un seul centre d'intérêt, comme ce fut le cas des nations bourgeoises au XIXe siècle, où les démocraties de suffrage censitaire représentaient les intérêts du groupe social dominant. Dans le cas de la démocratie de masse, où les intérêts à représenter sont caractérisés par leur hétérogénéité, toute forme de pluralisme est incompatible avec le libéralisme. En ce sens, Schmitt fait une distinction claire entre la représentation des intérêts (partisans, économiques, etc.) et la représentation par laquelle le peuple s'identifie à ses dirigeants par acclamation ou assentiment. Et c'est le second type de représentation qui est le seul valable pour notre auteur, car il n'existe pas de volonté du peuple, et le pouvoir ne peut être délégué. Le leader politique est celui qui a la qualité de manifester cette volonté et de l'identifier. Pour Schmitt, il n'y a pas d'antithèse irréconciliable entre dictature et démocratie, de sorte que libéralisme et démocratie ne sont pas non plus synonymes, et toute doctrine politique antilibérale, comme le fascisme ou le communisme, qui étaient à l'apogée de leur popularité à son époque, n'est pas nécessairement anti-démocratique. 

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Bolcheviques à Petrograd, 1917.

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Corps francs et milices paysannes bavaroises à Munich, 1919.

L'idée qui a présidé à la naissance du parlementarisme était de parvenir à des accords généraux et de représenter des intérêts hétérogènes, mais la vérité est que les démocraties libérales ont montré qu'en fin de compte elles servent de simple scène et de moyen pour imposer certains intérêts sur d'autres, et qu'en aucun cas elles n'obéissent au produit d'une discussion rationnelle. Au contraire, ils ont fini par imposer des décisions imposées en dehors de tout débat rationnel, car il n'y a pas de parlement législatif ou de démocratie parlementaire, c'est une forme vide et sans signification. 

Une autre critique de Carl Schmitt se situe dans le domaine de la démocratie procédurale, et il se demande si la loi est vraiment ce que veut le législateur ou ce que veut la majorité parlementaire. Ainsi, au final, la démocratie parlementaire masque la dictature de la majorité, qui le reste même si des élections sont organisées de temps en temps. 

Le parlementarisme et la démocratie se sont développés depuis le milieu du 19ème siècle sans que la distinction entre les deux concepts soit très claire, au point que lorsque celle-ci a finalement triomphé, des antagonismes entre les deux concepts ont également commencé à apparaître. Les contradictions apparaissent dans la fonction même que le Parlement est censé remplir, en tant que lieu de discussion et d'accord, et dans ce cas, parce que, comme nous l'avons souligné précédemment, les arguments rationnels devraient primer sur l'égoïsme et les liens des partis politiques et les intérêts exprimés par les différents groupes de pouvoir afin de convaincre. C'est précisément ce fondement du parlementarisme qui est en crise et qui a été réduit à une formalité vide. Schmitt souligne que ce ne sont plus les représentants des partis politiques qui argumentent, mais des groupes de pouvoir sociaux et économiques, on pourrait parler de lobbies qui négocient sur la base de compromis et de coalitions. Les parlements ne servent plus à convaincre l'opposition, et leur fonction politique et technique a disparu pour laisser place à la manipulation des masses et à l'obtention d'une majorité afin d'imposer ses propres critères. 

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La démocratie est fondamentalement fondée sur la recherche de l'homogénéité, du "grand consensus", des majorités, de l'unification des volontés et de l'élimination de l'hétérogénéité, ce qui, dans la démocratie moderne d'inspiration libérale, repose sur le principe de rationalité. En ce qui concerne l'égalité tant vantée, la démocratie envisage l'inégalité et l'exclusion comme une stratégie de domination, et Schmitt nous renvoie à d'innombrables exemples de l'Empire britannique, comme paradigme du colonialisme moderne, dans lequel les habitants des colonies sont soumis à la loi de l'État démocratique de la métropole alors qu'ils sont en dehors de celle-ci et en contradiction ouverte avec ce qu'elle propose. Cela montre que la démocratie, comme c'était le cas pour la démocratie classique, n'est possible que lorsqu'elle est une affaire d'égaux. La démocratie libérale égalitaire, fondée sur des proclamations universalistes, sur des personnes d'origines et de milieux différents, en vertu d'un principe d'hétérogénéité, est ce qui, selon le juriste allemand, avait prévalu à son époque. 

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Ce modèle de démocratie, engendré par la Révolution française et mûri tout au long du XIXe siècle, a évolué vers des formes universelles, qui ont déplacé sa mise en œuvre sur un territoire spécifique, composé de personnes ayant une vision du monde unique et des origines particulières, vers un modèle universel, abstrait et hétérogène, donnant lieu à une égalisation absolue qui vide le concept de tout sens et perd ainsi toute sa signification. C'est pourquoi Schmitt affirme que la liberté de tous les hommes n'est pas la démocratie mais le libéralisme, tout comme elle n'est pas une forme d'État mais une conception individualiste et humanitaire du monde. C'est précisément la fusion de ces principes, le libéralisme et la démocratie, sur laquelle repose la société de masse moderne. 

Les deux concepts sont en crise, et le libéralisme dénature la démocratie dans la mesure où la volonté du peuple n'est pas démocratique mais libérale, et entre l'action propre du gouvernant et la volonté des gouvernés il y a le parlement, qui apparaît comme un obstacle dépassé, inutile, incapable de remplir sa fonction. Et dans la mesure où la démocratie n'est pas l'héritage du libéralisme, elle peut se manifester au sein de la sphère antilibérale (fascisme ou bolchevisme) ou même sous des formes politiques étrangères à la tradition libérale, comme la dictature ou différentes formes de cessationnisme. De cette façon, Schmitt remet également en question les procédures considérées comme démocratiques, telles que le vote (le célèbre slogan "un homme, une voix") auquel participent des millions de personnes isolées, et la représentation indirecte représentée par les partis et le système parlementaire, qui sont après tout des formes proprement libérales qui ont été confondues avec les formes démocratiques. Schmitt fait allusion à des formes de démocratie directe comme l'acclamatio. 

La démocratie dite libérale a commencé à prendre forme après la révolution de 1789, car la démocratie en tant que telle n'a pas de contenu politique spécifique, mais est un système organisationnel. La démocratie peut être socialiste, conservatrice, autoritaire, etc. et, dans le cas du libéralisme, elle est fondée sur des principes économiques qui trouvent leur origine dans le droit privé. En même temps, nous avons un de ses fondements les plus caractéristiques, la volonté générale, qui a un sens abstrait et incarne un principe de vérité alors qu'elle n'est jamais unanime. Il existe un système de représentations et d'identifications entre gouvernants et gouvernés sur le plan juridique, politique ou psychologique, mais jamais sur le plan économique. Pour Carl Schmitt, la minorité peut être plus représentative de la volonté du peuple qu'une majorité qui peut être soumise à la tromperie et au mensonge par l'action de la propagande. Ainsi, la défense de la démocratie n'implique pas un critère quantitatif de chiffres, mais un critère qualitatif, dans lequel les effets de la propagande peuvent être combattus par l'éducation et la connaissance. 

En ce qui concerne le parlementarisme, il est né à l'origine comme une forme de lutte entre les représentants du peuple et la monarchie. Comme nous l'avons dit au début, en formulant l'une des thèses du livre, le parlementarisme constitue un obstacle au fonctionnement du gouvernement, en intervenant continuellement dans les nominations ou les prises de décision. Le parlementarisme, comme le libéralisme, est également étranger à la démocratie dans la mesure où le peuple ne peut pas rappeler ceux qui sont censés représenter ses intérêts au parlement, alors que le gouvernement peut le faire sans problème. D'autre part, le parlement sert souvent de cadre à des discussions sur des intérêts étrangers à ceux qui sont représentés, des intérêts de nature économique qui concernent des groupes privés, par exemple. Il s'agit d'une conséquence générale de l'application des principes libéraux, dont émanent les libertés associées à la démocratie libérale. C'est pour cette raison que ces libertés sont de nature individuelle, propres à des sujets privés, comme c'est aussi le cas de l'idée publique de la politique et de la liberté de la presse. 

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En ce qui concerne la séparation classique des pouvoirs, la répartition et l'équilibre des différentes parties qui composent l'État sont assurés par le Parlement, qui monopolise le pouvoir législatif. Schmitt plaide pour l'abolition de la division libérale des pouvoirs, et en particulier de la division entre le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif dans ce qui est un produit du rationalisme absolu et de l'idée des Lumières de l'équilibre des pouvoirs. En fait, le grand problème souligné par l'auteur allemand est que les Lumières elles-mêmes ont privilégié le pouvoir législatif par rapport au pouvoir exécutif, réduisant le premier à un principe ou à un mécanisme de discussion en vertu d'un rationalisme relativiste sans pouvoir aborder les questions importantes à partir de positions absolues. C'est dans ces principes que réside le problème posé par Carl Schmitt, dans la fondation d'un système global dans lequel le droit s'impose à l'État par un équilibre ou un pluralisme des pouvoirs dans lequel la discussion et la publicité deviennent la base de la justice et de la vérité. 

Le problème est qu'aujourd'hui les parlements ne sont même plus des lieux de discussion ; ce sont les représentants du capital qui décident du sort de millions de personnes à huis clos, de sorte que le débat public finit par devenir un simulacre vide et sans substance. 

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Au-delà des critiques du parlementarisme et du libéralisme dans sa formulation démocratique, Carl Schmitt analyse également la dictature au sein de la pensée marxiste. La révolution de 1848 apparaît dans son schéma comme une date clé dans la lutte entre les forces politiques rationalistes à caractère dictatorial, représentées par le libéralisme d'origine jacobine de la France de Napoléon III, et le socialisme marxiste radical représenté par les conceptions hégéliennes de l'histoire. Le marxisme impose également une vision rationaliste et scientifique de la réalité, sur laquelle il prétend agir par le biais du matérialisme historique. Il croit connaître parfaitement les mécanismes de la vie sociale, économique et politique et croit aussi savoir comment les maîtriser dans un but absolument déterministe et mathématiquement exact. Mais en réalité, souligne Schmitt, le marxisme ne peut se comprendre que dans le développement dialectique de l'humanité, qui laisse une certaine marge d'action aux événements historiques dans les créations concrètes qu'il produit, indépendamment de toutes ses prétentions scientifiques de devenir. Et c'est dans Hegel que se trouve la base du concept marxiste de dictature rationnelle.

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La figure du dictateur parvient à interpénétrer et à intégrer la complexité des relations antithétiques, des contradictions et des antagonismes générés par la dialectique hégélienne. Et face à la discussion permanente et à l'inexistence d'un principe éthique permettant de distinguer le bien du mal, la dictature apparaît comme une solution dialectique appropriée à la conscience de chaque époque. Et bien qu'il y ait chez Hegel un refus de la domination par la force, dans un monde livré à lui-même, sans référents absolus, la maxime abstraite de ce qui doit être prédomine. 

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Dans le domaine de l'irrationalisme, nous avons les doctrines politiques de l'action directe, et en particulier Schmitt fait allusion à George Sorel, qui, ayant pris comme point de référence les théoriciens anarchistes et la lutte syndicale et ses instruments comme la grève révolutionnaire, comprend non seulement un rejet absolu du rationalisme, mais aussi des dérivations de la démocratie libérale basée sur la division des pouvoirs et le parlementarisme. La fonction du mythe avait un caractère mystique et presque métahistorique, sur la base duquel un peuple comprenait que le moment était venu de construire un nouveau cycle historique. Et évidemment, la bourgeoisie et ses conceptions rationalistes du pouvoir n'avaient rien à voir avec la participation à ce destin. Car comme le souligne Schmitt, la démocratie libérale est en réalité une ploutocratie démagogique, et face à cela, le prolétariat industriel serait le sujet historique qui incarnerait le mythe par la grève générale et l'usage de la violence. Les masses prolétariennes apparaissent comme les créatrices d'une nouvelle morale supérieure au pacifisme et à l'humanitarisme bourgeois. 

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Proudhon et Donoso Cortès

Cependant, la lutte contre le constitutionnalisme parlementaire et le rationalisme libéral a trouvé des références intellectuelles et politiques plus tôt, au XIXe siècle, à travers les figures de Pierre Joseph Proudhon et de Donoso Cortés, issues de positions apparemment antagonistes comme l'anarcho-syndicalisme radical et le traditionalisme catholique contre-révolutionnaire. Ces auteurs, comme dans le cas de Sorel, étaient également favorables à l'action directe et à la violence contre ce que Donoso Cortés appelait "la classe querelleuse/discutailleuse", et face à la droite, ils étaient favorables à la dictature. De même, nous retrouvons une dimension eschatologique essentielle, ainsi que le même esprit combatif et le même appel à l'héroïsme. C'est la revendication de l'action, de la violence par opposition à l'acte parlementaire, à la discussion ou au pari sur les compromis si typiques des régimes libéraux.  

Et la critique du parlementarisme s'étendrait logiquement au rationalisme lui-même, qui est la matrice d'où émergent tous les mécanismes politiques et institutionnels qui nourrissent la démocratie libérale. Le rationalisme est l'ennemi de la vie, de la tension spirituelle, de l'action, et il falsifie la réalité de l'existence, en la masquant sous les discours des intellectuels. Et c'est dans ces courants, a priori si divergents, que Schmitt trouve les principes et les idées nécessaires pour structurer un discours antilibéral et antiparlementaire, en opposition à ce que le libéralisme entend par démocratie, et en opposition au marxisme, qui pour Carl Schmitt continue à vivre dans un cadre conceptuel et politico-philosophique de formes héritées des Lumières, et par conséquent du même modèle rationaliste.

mardi, 13 juillet 2021

Dix réflexions sur la terre et la mer

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Dix réflexions sur la terre et la mer

Adriano Scianca

Ex: https://www.centrostudilaruna.it/terraemare.html

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"L'histoire du monde est l'histoire de la lutte des puissances maritimes contre les puissances terrestres et des puissances terrestres contre les puissances maritimes". Ainsi Carl Schmitt, dans son petit chef-d'œuvre Terre et Mer (Adelphi, Milan 2002). Le Schmitt que nous rencontrons ici n'est pas le penseur scientifique et rigoureux que connaissent tous ceux qui ont lu ses textes juridiques, mais plutôt le lecteur de Guénon et le connaisseur expert du symbolisme ésotérique, engagé de manière quasi obsessionnelle dans la recherche de la clé symbolique de l'histoire de l'humanité. Or, cette clé symbolique, pour Schmitt, c'est le conflit des éléments. Sillonnant le globe "avec la roue et la rame" - pour reprendre une expression de Carlo Terracciano - l'homme a toujours perçu son propre être au monde à travers l'expérience du choc séculaire entre la Terre et la Mer.

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Que représentent la Terre et la Mer sur le plan géophilosophique ? La Mer est d'abord la négation de la différence, elle ne connaît que l'uniformité, alors que dans la Terre il y a toujours variation, dissemblance. La mer n'a pas de frontières, à l'exception des masses continentales à ses extrémités, c'est quelque chose qui lui est antithétique, l'anti-mer. La Terre est toujours sillonnée par des frontières tracées par l'homme, au-delà de celles qu'elle donne elle-même comme barrières naturelles. La mer, c'est la mobilité permanente, le flux sans centre stable, le "progrès". C'est le chaos et la dissolution. La Terre est la constance, la stabilité, la gravité. C'est la hiérarchie et l'ordre. La mer est le capital, la terre est le travail. Le travail est tellurique dans la mesure où il est fixe, c'est la production concrète ; le Capital est au contraire liquide, c'est l'exploitation et l'aliénation. Le travail crée, le capital détruit. La Terre-Travail est donc incarnée par l'Est métaphysique, la terre de ce qui naît (sol orient, soleil levant ; " orient " en vieux russe est vostok, " se lever ", tandis qu'en allemand c'est Morgenland, terre du matin), tandis que le Capital-Mer est l'Ouest métaphysique, ce qui meurt (sol occidens, soleil déclinant ; " Ouest " est zapad, " tomber ", en russe et en allemand Abendland, la terre du soir, du déclin). Concrètement et historiquement, la Mer est incarnée par les thalassocraties anglo-saxonnes, la Terre par la tellurocratie continentale eurasienne.

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Le conflit entre la terre et la mer acquiert ainsi un caractère concret, historique et politique. Oswald Spengler (Prussianisme et socialisme, Edizioni di Ar, Padoue 1994) a illustré ce choc par l'opposition entre l'esprit communautaire prussien et l'individualisme anglais. Pour l'auteur du Crépuscule de l'Occident, les âmes anglaise et prussienne s'opposent comme deux instincts, deux "on ne peut pas faire autrement" : d'une part, l'esprit authentiquement socialiste, l'essence de l'État, la subordination à la totalité communautaire ; d'autre part, l'esprit individualiste, la négation de l'État, la révolte de l'individu contre toute autorité. Le type anglais et le type prussien "révèlent la différence entre un peuple dont l'âme s'est formée dans la conscience d'une existence insulaire, et un peuple gardien d'une marque, dépourvu de frontières naturelles et par conséquent exposé à l'ennemi de tous côtés. En Angleterre, l'île a remplacé l'État organisé." D'où aussi la perception différente de ce que doit être l'économie et de ses finalités : " de la manière de percevoir la réalité qui distingue le véritable colon de la marque frontière et l'Ordre chargé de la colonisation, découle nécessairement le principe de l'autorité économique de l'Etat. [...] Le but n'est pas l'enrichissement de quelques individus ou de chaque individu, mais le renforcement maximal de la Totalité. [...] L'instinct de maraudeur sur les mers qui caractérise le peuple insulaire comprend la vie économique d'une manière entièrement différente. Ici, c'est une question de lutte et de butin".

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4

L'existence insulaire - donc non-historique et non-politique - typique de l'Angleterre se retrouve multipliée à la puissance n dans la théologie occidentaliste américaine. L'Amérique - l'éternelle Carthage, l'anti-Eurasie par excellence - est à tous égards l'héritière géopolitique et géophilosophique de l'Angleterre. L'esprit mercantile, l'instinct de prédation et l'individualisme bourgeois y atteignent des niveaux délirants. La conscience de l'insularité conduira les Américains à se considérer comme les habitants d'une forteresse inattaquable, ce qui renforcera également leur certitude de représenter les élus du Seigneur. L'Amérique se conçoit comme la terre promise séparée des nations corrompues (Thomas Jefferson : "heureusement pour nous [nous sommes] séparés par la nature et un vaste océan des ravages exterminateurs d'un quart du globe") et comme l'île imprenable. Cette illusion de sécurité prend fin le 11 septembre 2001. Ce jour-là, l'Amérique rencontre son propre jumeau : le terrorisme. L'action des pirates de l'air rappelle inévitablement le caractère fluide, mobile, indéfinissable de l'essence de l'Amérique. Le terrorisme, en effet, est quelque chose d'insaisissable, d'introuvable : il n'a pas d'uniformes, pas de règles, pas de limites ; il n'a pas d'État, pas de centre fixe, pas de Terre. Le terrorisme est le miroir de l'Amérique.

5

Le titanisme prédateur, pirate et mercantile typique des thalassocraties est animé par une soif de domination inextinguible qui ne peut être limitée par aucune règle. La règle, en effet, distingue, discrimine, sépare ; la mer, au contraire, ne connaît pas de distinctions ni de différences, pas même entre la guerre et la paix, les combattants et les civils. La guerre devient une continuation du marché par d'autres moyens, elle n'est plus ontologiquement différente de la paix. Dans la guerre terrestre, observe Schmitt dans l'ouvrage cité ci-dessus, "les armées s'affrontent dans des batailles ouvertes et rangées ; en tant qu'ennemis, seules les troupes engagées dans l'affrontement se font face, tandis que la population civile non combattante reste en dehors des hostilités. Tant qu'ils ne prennent pas part aux combats, ils ne sont pas des ennemis et ne sont pas traités comme tels. La guerre maritime, quant à elle, repose sur l'idée que le commerce et l'économie de l'ennemi doivent être affectés. Dans une telle guerre, l'"ennemi" n'est pas seulement l'adversaire qui se bat, mais tout citoyen ennemi, et enfin aussi le neutre qui commerce et entretient des relations économiques avec l'ennemi." La guerre terrestre est une guerre de guerriers. La guerre maritime est une guerre de maraude.

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6

Sur l'île, donc, le capitaliste remplace le politicien et le corsaire prend la place du soldat ; ce n'est que sur la Terre que l'existence de l'homme est immédiatement politique : en elle, l'homme trace des frontières, répétant l'acte archétypal de Romulus. N'étant pas protégé par des barrières naturelles, l'homme est obligé de devenir authentiquement lui-même, de sortir d'une existence purement biologique, animale, naturaliste. Il doit créer son propre monde. L'existence politique, en effet, a un caractère purement tellurique ; le droit existe parce qu'il y a la Terre. La mer, en revanche, échappe à toute tentative de codification. Elle est an-œcuménique, comme le disait le grand géopoliticien Friedrich Ratzel. Dans L'origine dell'opera d'arte (in Sentieri interrotti, La Nuova Italia, Milan 2000), Heidegger a montré avec une profondeur extraordinaire cette caractéristique de la Terre comme condition de possibilité du monde humain. La Terre et le Monde, pour Heidegger, prennent une signification qui peut être ramenée, respectivement, à la nature et à la culture, ou à la sphère de l'enracinement dans le sol natal et à la sphère de la décision pour un projet. La Terre est le fond abyssal qui donne un sens à tout ce qui s'en détache comme produit de l'activité humaine ; "sur elle et en elle l'homme historique fonde sa vie dans le monde". Entre les deux aspects, il existe une tension dialectique dans laquelle "le Monde est fondé sur la Terre et la Terre surgit à travers le Monde". Le Monde, sphère de ce qui dérive de la libre activité humaine, "ne peut se détacher de la Terre s'il doit, comme région et voie de tout destin essentiel, être fondé sur quelque chose de certain". Sinon, si le Monde prévaut sur la Terre, nous avons la rationalité technologique qui détruit et viole la nature dans son projet de domination totale. Si, par contre, la Terre l'emporte sur le Monde, alors nous avons l'œuvre de l'homme qui se résorbe dans les profondeurs obscures de la nature, comme l'herbe qui pousse sur les ruines des maisons abandonnées. Il est bon, au contraire, que la Terre et le Monde soient toujours dans une confrontation/affrontement continu qui les exalte tous les deux sans les annuler. L'homme a toujours tendance à aller au-delà de la nature, mais il doit toujours se souvenir du caractère dévastateur d'une culture livrée à elle-même. On ne peut jamais s'échapper de la Terre sans douleur.

7

Le "surhumanisme horizontal" (Gabriele Adinolfi) qui caractérise la prévalence du monde humain sur la Terre conduit à la réduction à zéro de la diversité. Or, l'absence de variété et de différence caractérise précisément l'essence de la Mer. Géophilosophiquement, c'est le jumeau du désert. Le désert est l'élément par excellence de la désolation, de l'absence de changement, de l'uniformité. Ce n'est pas un hasard si le monothéisme religieux est l'enfant du désert. Et ce n'est pas un hasard si le monothéisme économique est l'enfant de la mer. Dans le désert, il n'y a pas de dieu qui puisse se manifester à travers la nature, il n'y a pas de cosmos destiné à être le corps vivant des dieux ; il n'y a qu'une plate monotonie qui engendre par réflexion un Dieu qui est le Totalement Autre par rapport au monde. La désolation du désert renvoie à la solitude métaphysique d'un Dieu qui est avant tout et au-delà de tout, qui ne peut être saisi conceptuellement ni représenté figurativement, dont le nom ne peut même pas être prononcé. Un Dieu bien trop semblable au Néant. De même, l'uniformité maritime fluide génère la monnaie divine, celle par laquelle toute marchandise peut être échangée mais qui n'est pas elle-même une marchandise, l'équivalent universel de toute entité, qui doit donc nécessairement être rien. Si l'argent était quelque chose, il serait incarné dans une marchandise particulière et ne pourrait pas remplir sa fonction. L'argent est la catégorie abstraite qui égalise tous les biens concrets, tout comme le Dieu unique est l'abstrait par rapport auquel les hommes concrets sont rendus égaux. Nivellement, égalité, uniformité : c'est le paysage physique et spirituel déterminé par l'élément mer/désert.

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Le monothéisme du marché découle donc de la mer. Après tout, la nature particulière de l'économie actuelle va particulièrement bien avec l'élément liquide. L'ère moderne est en effet l'ère des flux : flux d'informations, flux de capitaux, flux de marchandises, flux d'individus. Même le pouvoir devient un flux, il se dématérialise, il devient une réalité subtile, qui traverse les corps et les esprits sans être "solidifié" dans un Palais d'Hiver. L'homme lui-même perd sa solidité, il devient flexible, il doit sans cesse se réajuster au flux du marché, abandonnant pour toujours tout enracinement, toute identité stable, tout fondement sûr. C'est le monde de la nouvelle économie, fondé - observe Alexandre Douguine - sur l'"évaporation" des concepts fondamentaux de l'économie, sur une dématérialisation de la réalité. Le montant des capitaux employés dans les secteurs classiques de l'économie, ceux de la production "réelle", est effroyablement inférieur à celui des marchés boursiers et de la finance virtuelle. La masse monétaire dans le monde d'aujourd'hui est égale à près de quinze fois la valeur de la production. En fait, le capitalisme s'affranchit aujourd'hui des marchandises pour se concentrer directement sur l'autoproduction tourbillonnante de l'argent, dans un système totalement autoréférentiel où l'argent ne sert qu'à générer plus d'argent. La valeur d'usage des biens tend vers zéro, tandis que leur valeur d'échange tend vers l'infini. L'économie perd toute référence physique, l'internet dépasse les limites de l'espace et du temps, le fondamentalisme libéral brise les règles et ainsi le marché mondial devient une marée inarrêtable qui efface tout résidu d'humanité sur son passage. La Mer/Marché déborde, la Terre est totalement submergée.

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En effet, l'assaut de la Mer sur la Terre entraîne la disparition de cette dernière. C'est la mise à mort des territoires. Face à la marée montante, il n'y a plus de terre émergée, c'est-à-dire qu'il ne reste rien de la Terre telle qu'elle est parce qu'elle a été historiquement habitée par l'homme. Les territoires deviennent de simples zones, des espaces déshumanisés dont l'essence est purement mercantile. Les frontières entre les zones sont comme les frontières dessinées sur l'eau : ce sont de pures conventions valables sur le papier à des fins commerciales, et non des limites de division d'un espace humain. "Entre les zones, cependant, des liens doivent passer : passages d'argent, de marchandises, de signes. Ces liens sont indispensables et marquent le passage de la géographie au réseau" (Simone Paliaga, L'uomo senza meraviglia, Edizioni di Ar, Padoue 2002). Le réseau "exonère" le territoire de son essence physique, le dématérialise, le rend fluide. Le réseau égalise et remet à zéro la différence des lieux qui sont en eux-mêmes différents, incomparables et irréductibles les uns aux autres. L'opacité du différent s'efface au profit de la transparence du réseau, dans lequel chaque lieu est égal à l'autre. Comme en pleine mer, où personne ne peut établir sans autres indications où l'on se trouve sur la planète.

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Si la Mer déborde et fait son dernier assaut sur la Terre, les gardiens de la Terre doivent faire face au danger avec une fermeté qui ne peut cependant pas se transformer en immobilisme. Si tout est Mer, alors, à la manière de D'Annunzio, navigare necesse est. Dans le monde des flux, des réseaux, de la mobilité inépuisable, nous ne pouvons pas rester dans l'attente d'un choc frontal que nous ne gagnerons jamais, parce que l'ennemi nous surpasse en force et en organisation et surtout parce qu'il n'est pas seulement "devant" mais aussi à côté de nous, au-dessus, au-dessous et à l'intérieur de nous. " Pour chevaucher le tigre, c'est-à-dire pour ne pas se noyer dans la crue du fleuve, il faut [...] ne jamais essayer, de la manière la plus absolue, d'aller à contre-courant mais il faut exploiter les vents, suivre les dynamiques, émergeant soudain sur la crête de la vague pour offrir des interprétations actualisées, correctes, en ordre et non en conformité " (Gabriele Adinolfi, Nuovo Ordine Mondiale, S.E.B. Milan 2002). L'avenir sera fait de réseaux agiles et solidaires, et non de paroisses monolithiques et divisées. Il faut assumer l'attitude "liquide" de l'époque tout en restant ancré à la Terre et enraciné dans une Communauté de destin qui incarne encore des valeurs en net contraste avec l'éthos contemporain. Ce n'est qu'ainsi que nous pourrons nous placer de manière constructive au cœur de l'affrontement qui nous voit - pour toujours et à jamais - face à l'Aeterna Carthago.

* * *

Tiré d'Orion 235 (2004).

Carl Schmitt, Terre et Mer, Adelphi, Milan 2002.

dimanche, 13 juin 2021

Actualité de Carl Schmitt : gouvernance mondiale, Chine, géopolitique, cosmopolitique

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Actualité de Carl Schmitt : gouvernance mondiale, Chine, géopolitique, cosmopolitique

Entretien avec Pierre-Antoine Plaquevent

Xavier Moreau (Stratpol) interroge Pierre-Antoine Plaquevent sur l’actualité de la pensée de Carl Schmitt pour comprendre les relations politiques internationales et la géopolitique contemporaine. Un recours indispensable en ces temps de confusion et d’indistinction généralisée. Entretien réalisé à Moscou, capitale de la métapolitique.

 
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Carl Schmitt et la géopolitique des grands espaces 10:00
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Carl Schmitt et la Chine 17:13
Carl Scmitt et l'ennemi absolu 19:53
Etudier Carl Schmitt, conseils de lecture 21:00
 

samedi, 12 juin 2021

Lire Carl Schmitt pour affronter le 21ème siècle

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Lire Carl Schmitt pour affronter le 21ème siècle

Shahzada Rahim

Ex: https://katehon.com/en/article/carl-schmitt-xxi-century

Depuis des décennies, les spécialistes des relations internationales confondent le terme "Nouvel ordre mondial" avec les sphères sociales, politiques ou économiques. Aujourd'hui encore, peu d'entre eux confondent ce terme avec l'ère de l'information, Internet, l'universalisme, la mondialisation et l'impérialisme américain. Contrairement à la catégorisation complexe du Nouvel Ordre Mondial, le concept de l'Ancien Ordre Mondial était un phénomène purement juridique. Cependant, du point de vue de la modernité, le terme de Nouvel Ordre Mondial est un phénomène purement idéologique et politique, qui incarne diverses manifestations telles que la démocratie libérale, le capitalisme financier et l'impérialisme technologique.

Dans son ouvrage principal La notion du politique, Carl Schmitt émet une critique sévère à l'encontre de l'idéologie libérale et lui préfère le décisionnisme compétitif. C'est pourquoi, selon les critiques de Schmitt, l'ensemble du texte de la Notion du politique est rempli de connotations autoritaires. Néanmoins, on ne peut nier que c'est la philosophie politique radicale de Carl Schmitt qui a ouvert la voie à la révolution conservatrice en Europe. Aujourd'hui encore, ses écrits sont considérés comme l'une des principales contributions du 20ème siècle à la philosophie politique.

Dans ses œuvres majeures telles que Le Nomos de la terre, Parlementarisme et démocratie, La notion du politique et La dictature, Carl Schmitt utilise fréquemment des termes simples tels que "actuel", "concret", "réel" et "spécifique" pour exprimer ses idées politiques. Cependant, il avance la plupart des idées politiques fondamentales en utilisant le cadre métaphysique. Par exemple, dans le domaine politique au sens large, Carl Schmitt a anticipé la dimension existentielle de la "politique actuelle" dans le monde d'aujourd'hui.

Au contraire, dans son célèbre ouvrage La Notion du politique, les lecteurs sont confrontés à l'interaction entre les aspects abstraits et idéaux et les aspects concrets et réels de la politique. La compréhension des distinctions discursives de Schmitt est peut-être nécessaire lorsqu'il s'agit de déconstruire le discours intellectuel promu par les libéraux. Cependant, il faut garder à l'esprit que pour Schmitt, le concept de politique ne se réfère pas nécessairement à un sujet concret tel que l'"État" ou la "souveraineté". À cet égard, son concept du politique fait simplement référence à la dialectique ou à la distinction ami-ennemi. Pour être plus précis, la catégorisation du terme "politique" définit le degré d'intensité d'une association et d'une dissociation.

En outre, la fameuse dialectique ami-ennemi est également le thème central de son célèbre ouvrage La Notion du politique. De même, la fameuse distinction ami-ennemi dans le célèbre ouvrage de Schmitt a une signification à la fois concrète et existentielle. Ici, le mot "ennemi" fait référence à la lutte contre la "totalité humaine", qui dépend des circonstances. À cet égard, tout au long de son œuvre, l'un des principaux centres d'intérêt de Carl Schmitt a été le sujet de la "politique réelle". Selon Schmitt, l'ami, l'ennemi et la bataille ont une signification réelle. C'est pourquoi, tout au long de son œuvre, Carl Schmitt est resté très préoccupé par la théorie de l'État et de la souveraineté. Comme l'écrit Schmitt ;

9782080812599-475x500-1.jpg"Je ne dis pas la théorie générale de l'État ; car la catégorie, la théorie générale de l'État... est une préoccupation typique du 19ème siècle libéral. Cette catégorie découle de l'effort normatif visant à dissoudre l'État concret et le Volk concret dans des généralités (éducation générale, théorie générale du droit, et enfin théorie générale de la connaissance ; et de cette manière à détruire leur ordre politique" [1].

En effet, pour Schmitt, la vraie politique se termine toujours en bataille, comme il le dit, "La normale ne prouve rien, mais l'exception prouve tout". Ici, Schmitt utilise le concept d'"exceptionnalité" pour surmonter le pragmatisme du libéralisme. Bien que, dans ses écrits ultérieurs, Carl Schmitt ait tenté de dissocier le concept de "politique" des sphères de contrôle et de limitation, il a délibérément échoué. L'une des principales raisons pour lesquelles Schmitt a isolé le concept de politique est qu'il voulait limiter la catégorisation de la distinction ami-ennemi. Un autre objectif majeur de Schmitt était de purifier le concept de "Politique" en le dissociant de la dualité sujet-objet. Selon Schmitt, le concept du politique n'est pas un sujet et n'a aucune limite. C'est peut-être la raison pour laquelle Schmitt préconisait de regarder au-delà de la conception et de la définition ordinaires de la politique dans les manuels scolaires.

Pour Schmitt, c'est le libéralisme qui a introduit la conception absolutiste de la politique en détruisant sa signification réelle. À cet égard, il a développé son idée même du "Politique" sur fond de "totalité humaine" (Gesamtheit von Menschen). L'Europe d'aujourd'hui devrait se souvenir de l'année révolutionnaire sanglante de 1848, car la soi-disant prospérité économique, le progrès technologique et le positivisme sûr de soi du siècle dernier se sont conjugués pour produire une longue et profonde amnésie. Néanmoins, on ne peut nier que les événements révolutionnaires de 1848 ont suscité une anxiété et une peur profondes chez les Européens ordinaires. Par exemple, la célèbre phrase de l'année 1848 se lit comme suit ;

"C'est pourquoi la peur s'empare du génie à un moment différent de celui des gens normaux. Ces derniers reconnaissent le danger au moment du danger ; jusque-là, ils ne sont pas en sécurité, et si le danger est passé, alors ils sont en sécurité. Le génie est le plus fort précisément au moment du danger".

Malheureusement, c'est la situation intellectuelle difficile de la scène européenne en 1848 qui a provoqué une anxiété et une détresse révolutionnaires chez les Européens ordinaires. Aujourd'hui, les Européens ordinaires sont confrontés à des situations similaires dans les sphères sociale, politique et idéologique. L'anxiété croissante de la conscience publique européenne ne peut être appréhendée sans tenir compte de la critique de la démocratie libérale par Carl Schmitt. Il y a un siècle et demi, en adoptant la démocratie libérale sous les auspices du capitalisme de marché, les Européens ont joué un rôle central dans l'autodestruction de l'esprit européen.

Le vicieux élan technologique du capitalisme libéral a conduit la civilisation européenne vers le centralisme de connivence, l'industrialisme, la mécanisation, et surtout la singularité. Aujourd'hui, le capitalisme néolibéral a transformé le monde en une usine mécanisée à la gloire du consommateur, dans laquelle l'humanité apparaît comme le sous-produit de sa propre création artificielle. La mécanisation déstructurée de l'humanité au cours du siècle dernier a amené la civilisation humaine à un carrefour technologique. Ainsi, le dynamisme technologique du capitalisme démocratique libéral représente une menace énorme pour l'identité civilisationnelle humaine.

Note:

(1) Wolin, Richard, Carl Schmitt, Political Existentialism, and the Total State, Theory and Society, volume no. 19, no. 4, 1990 (pp. 389-416). Schmitt considère la dialectique ami-ennemi comme la pierre angulaire de sa critique du libéralisme et de l'universalisme.

mardi, 08 juin 2021

Carl Schmitt et la crise de la démocratie libérale

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Carl Schmitt et la crise de la démocratie libérale

Shahzada Rahim

Ex: https://www.geopolitica.ru/it/article/carl-schmitt-e-la-crisi-della-democrazia-liberale

À un certain moment du célèbre roman de Dostoïevski, Les Démons, Chigaliev, l'un des personnages principaux, déclare : "Ma conclusion est en contradiction avec l'idée dont je suis parti. Partant d'une liberté illimitée, j'aboutis à un despotisme illimité." Depuis la fin de la guerre froide, les penseurs libéraux ont commencé à limiter le sujet de la démocratie à la catégorie du libéralisme et ont déclaré que la démocratie libérale était le destin de l'humanité.

Cependant, ils n'ont pas compris que le terme politique est un phénomène purement dialectique et que, sans contradiction, il n'a pas de sens. C'est le célèbre juriste et philosophe allemand Carl Schmitt qui a défini le fondement ontologique de la politique dans la perspective de la dialectique ami-ennemi. Pour Schmitt, tous les concepts politiques ont un sens polémique car tout le concept du politique, pour Schmitt das Politische, est structuré autour de la dialectique ami-ennemi.

De même, dans son opus magnum Le Nomos de la Terre, il anticipe le fait que la politique naît toujours de la division de l'humanité et que, par conséquent, le monde politique n'a jamais été "univers" mais a toujours été plurivers. Au contraire, la conception dite libérale de l'humanité commune, sous prétexte d'universalisme et de mondialisation, est le début de tous les problèmes du politique.

À l'époque contemporaine, la dynamique politique et idéologique d'un monde globalement hyperconnecté et fragmenté ne peut être comprise qu'en tenant compte du concept schmittien du Großraum (grand espace ou espace organique). En outre, à travers ses diverses conceptions politiques conservatrices telles que la dialectique ami-ennemi, la théologie politique, le Katechon, le Großraum et le Nomos, Carl Schmitt a tenté d'esquisser la contradiction inhérente à la démocratie libérale.

Aujourd'hui, le libéralisme mourant et la démocratie libérale dysfonctionnelle face à l'ordre mondial multipolaire croissant démontrent clairement que la soi-disant dystopie politiquement correcte du libéralisme était une farce. Après la fin de la guerre froide, c'est le célèbre commentateur de Carl Schmitt, Garry Ulmen, qui a prédit l'ordre mondial de l'après-guerre froide dans la perspective schmittienne.  Selon Ulmen, l'ordre mondial de l'après-guerre froide sera façonné par le débat concerté entre "la fin de l'histoire" et le "choc des civilisations" de Huntington.

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En général, Ulmen a réfuté à la fois l'"esprit spenglerien" du Choc des civilisations de Huntington et l'"esprit hégélien" de la Fin de l'histoire de Fukuyama. Cependant, il est indéniable que Fukuyama et Huntington sont tous deux prisonniers de la dystopie libérale wilsonienne et ne parviennent pas à penser au-delà des catégories libérales.

Par conséquent, après la fin de la guerre froide, les États-Unis, sous couvert de démocratie libérale et de mondialisation, ont cherché à établir un empire mondial (une Pax Americana) pour assouvir leur soif d'hégémonie et de domination mondiale. Bien que, au cours des trente dernières années, quelques universitaires libéraux aient tenté de ressusciter les idées fondamentales de la philosophie politique de Carl Schmitt, ils ont intentionnellement ignoré la ferveur révolutionnaire des conceptions schmittiennes pour défendre le libéralisme.

Le célèbre universitaire libéral Jürgen Habermas mérite d'être mentionné à cet égard. Dans ses différents écrits politiques, il a délibérément utilisé les idées philosophiques clés de Schmitt pour explorer la possibilité de créer un ordre cosmopolite kantien sur la scène mondiale. Comme le dit Habermas, la version kantienne de l'ordre mondial cosmopolite peut être réalisée en établissant par le biais de la politique mondiale diverses entités régionales (Großräume). Mais Habermas ignore ici le fait que le libéralisme contemporain est lui-même le produit d'une idée issue de la philosophie romantique kantienne, qui ne peut certainement pas être restructurée sur les mêmes bases fracturées. Comme l'écrit Schmitt dans son célèbre ouvrage sur le Romantisme politique, "c'est à l'individu privé d'être son propre prêtre. Mais ce n'est pas tout, on le laisse aussi être son propre poète, son propre philosophe, son propre roi et maître d'œuvre dans la cathédrale de sa propre personnalité. La racine ultime du romantisme et du phénomène romantique se trouve dans le sacerdoce privé."

En conclusion, on peut dire que l'individualisme, qui est le fondement central du libéralisme, conduit aujourd'hui l'humanité vers l'unicité à travers la dérive technologique. Il s'agit d'une dérive technologique au sein du capitalisme libéral, dont les conséquences apocalyptiques ont été prédites respectivement par Martin Heidegger et Carl Schmitt. Ainsi, dans la perspective schmittienne, la fin de la guerre froide a mis en évidence la fragilité de la démocratie libérale et du libéralisme en tant qu'idéologie centrale de la modernité occidentale : il est temps de revisiter Schmitt afin de sauver la civilisation humaine de l'unicité homogénéisante de la technologique libérale.

Traduction par Lorenzo Maria Pacini

mercredi, 07 avril 2021

Le succès de la pensée de Carl Schmitt en Chine aujourd’hui

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Le succès de la pensée de Carl Schmitt en Chine aujourd’hui

Par Daniele Perra

Ex : https://www.eurasia-rivista.com/

On pense généralement que l'intérêt pour la pensée de Carl Schmitt en Chine a commencé dans les années 1990 : c'est-à-dire à une époque où le "modèle chinois", malgré l'échec du "tumulte" pro-occidental de la place Tian'anmen, semblait destiné à être vaincu et écrasé par l'instance unipolaire. Dans ce contexte, l'élaboration théorique du juriste allemand est perçue comme un instrument utile pour reconstruire l'unité nationale autour de la figure souveraine représentée par le Parti. L'ascension de la République populaire au rang de grande puissance a calmé les craintes d'une éventuelle poussée extérieure visant sa dissolution (qui reste toutefois le principal objectif stratégique de l'"Occident"); néanmoins, les idées de Schmitt sont restées en place et ont continué à influencer la philosophie politique et la géopolitique chinoises, surtout en référence au schéma de la "Chine unique" et à la comparaison avec les États-Unis. Nous tenterons ici d'aborder l'influence de la pensée de Carl Schmitt en Chine dans deux contextes différents (bien qu'interconnectés): le constitutionnalisme chinois et la relation entre le gouvernement central et la Région administrative spéciale de Hong Kong[1].

De Berlin à Pékin

gkx.jpgL'influence de Carl Schmitt en Chine dépasse largement le cercle des philosophes politiques. Gao Quanxi (photo) et Chen Duanhong, éminents représentants du constitutionnalisme politique chinois, ont utilisé l'élaboration théorique de Schmitt pour comprendre en profondeur la nature de la Constitution de la République populaire.

Le constitutionnalisme politique est une école de pensée qui utilise une méthodologie entièrement nouvelle d'interprétation constitutionnelle. Ceci, en fait, est basé sur une interprétation "politique" et non normative du texte constitutionnel.

Traditionnellement, la théorie constitutionnelle chinoise était (et à bien des égards est toujours) fondée sur une approche idéologique, basée sur le modèle marxiste, qui considère la Constitution comme le produit inévitable de la classe hégémonique/dominante. S'y associe une théorie constitutionnelle normative (influencée par le modèle "occidental") selon laquelle le cœur des valeurs du constitutionnalisme est la protection des libertés individuelles. Par conséquent, les normes visant à protéger les droits individuels jouent un rôle de premier plan dans la conception de la Constitution. Cependant, l'objectif de la théorie constitutionnelle normative n'est pas d'explorer le phénomène derrière la norme, mais la norme elle-même. Ainsi, la nature "de classe" de la Constitution, dans ce cas, étant le "phénomène derrière la norme", n'est pas étudiée de manière particulièrement approfondie.

20130603173522042941.jpgPhoto: le Prof.Chen Duanhong

Gao Quanxi, quant à lui, soutient qu'aucune de ces thèses n'est capable de saisir la nature de l'ordre constitutionnel chinois réel [2]. En fait, le constitutionnalisme politique se concentre principalement sur l'instant de la création constitutionnelle (et non sur les normes) et explore les racines politiques de la Constitution. En ce sens, le constitutionnalisme politique a deux objectifs : a) clarifier la réalité de la Constitution chinoise (c'est-à-dire les règles de pouvoir opérant dans la réalité politique) ; b) examiner la question de la justice dans la Constitution (c'est-à-dire la création éventuelle d'un système normatif capable de restreindre le pouvoir politique).

L'objectif du constitutionnalisme politique est donc de trouver comment mettre fin à la "Révolution": ou plutôt, comment soumettre les politiques révolutionnaires à la politique constitutionnelle et soumettre le pouvoir directeur du Parti à la souveraineté de l'Assemblée nationale populaire.

La Constitution chinoise de 1982 est une constitution dans laquelle l'élément politique jouit d'un statut dominant. Cet élément politique renvoie naturellement au moment du fondement politique de la Constitution comme le résultat d'une " décision politique " au sens schmittien du terme: donc, comme un " acte souverain". La Révolution, en tant qu'"acte de violence", est le fondement de la Constitution. Cependant, selon Gao, elle contient à la fois des éléments révolutionnaires et "dé-révolutionnaires" [3]. Il met (ou tente de mettre) un frein à l'élan révolutionnaire et à la théorie radicale de la lutte des classes du maoïsme, en établissant, par la loi, l'ordre social et politique. La Constitution, en effet, représente le passage entre le moment exceptionnel de la décision et l'ordinaire politique visant la conservation.

theorie_de_la_constitution-29877-264-432.jpgSelon Schmitt, toute Constitution positive découle d'une décision politique fondatrice. La Constitution se réfère directement au moment politique (à la décision du Sujet en possession du pouvoir constituant), tandis que le droit constitutionnel se réfère aux normes de la Constitution.

Or, la Constitution chinoise fait du Congrès national du peuple l'organisation suprême de l'État, l'expression directe de la souveraineté populaire. Mais le Parti n'est pas soumis à la Constitution. Pour cette raison, certains chercheurs ont parlé de l'existence d'une double Constitution en Chine : celle de l'État et celle du Parti [4]. Par conséquent, le rôle du constitutionnalisme politique est d'établir (ou d'institutionnaliser) la relation entre l'État et le parti, ainsi qu'entre le parti, la Constitution et le peuple.

Gao, à cet égard, affirme que la volonté politique (la décision souveraine dans l'"état d'exception") est supérieure à l'élément normatif de la Charte constitutionnelle, qui se réfère principalement au moment de l'ordinaire. L'élément politique est crucial dans l'état d'exception, tandis que l'élément normatif/juridique est plus important dans le contexte de la normalité. La société doit être régie par des normes, mais en même temps, il faut que l'origine de ces normes reste claire.

Chen Duanhong, lui aussi, soutient que la théorie constitutionnelle de Schmitt est le modèle le plus systématique du constitutionnalisme politique et, sur cette base, adopte le concept schmittien absolu de la Constitution comme "mode d'existence concret que se donne toute unité politique" [5]. Partant de cette hypothèse, Chen estime que la "direction du Parti au-dessus du peuple" représente l'incarnation parfaite de la Constitution absolue [6]. La théorie constitutionnelle normative, selon le penseur chinois, se concentre uniquement sur le pouvoir constituant et non sur le pouvoir constituant politique, qui est le seul réellement fondamental pour comprendre la nature de la Constitution. Le pouvoir constituant renvoie directement à la souveraineté. C'est le pouvoir suprême au sein de l'unité politique. Il s'agit d'un pouvoir exceptionnel lié à son application dans l'état d'exception. Par son exercice, le Souverain crée la Constitution et sanctionne le passage à la normalité pourtant générée par l'exceptionnel.

À cet égard, Chen identifie une différence substantielle entre le "pouvoir créatif" et le "pouvoir politique". Le pouvoir créatif est une forme de pouvoir qui agit au sein de la société et peut prendre une nature politique lorsqu'un groupe social particulier prend conscience de la nécessité d'un changement par une action révolutionnaire.

51wTTILm-XL._SX351_BO1,204,203,200_.jpgGao Quanxi et Chen Duanhong soutiennent tous deux la thèse selon laquelle la Constitution chinoise se situe dans une sorte de juste milieu entre l'exceptionnalisme et l'ordinaire. Cependant, si le premier tente de réduire l'espace d'action du Parti par rapport à la Constitution en vue de la "normalisation" définitive, le second (et cela le rend plus proche du modèle de leadership théorisé par Xi Jinping) exalte le rôle et le pouvoir constituant permanent du Parti. Ce pouvoir coexiste avec le "pouvoir constitué" de l'Assemblée nationale populaire. Le parti exerce ainsi un pouvoir décisionnel ; ses choix, s'ils s'avèrent avantageux, sont repris sous forme d'amendements à la Constitution ou, dans le cas contraire, ils peuvent être suspendus.

En ce sens, la Constitution chinoise revêt un caractère purement schmittien, non seulement parce que le politique ne s'épuise jamais dans l'économique, mais surtout parce que le moment de la décision politique est toujours présent (le pouvoir constituant reste et ne se retire pas, se plaçant en dessous de la Constitution). La légitimité de ce pouvoir politico-constituant n'est jamais remise en cause par Chen, qui le justifie par la maxime hégélienne selon laquelle tout ce qui existe doit nécessairement être rationnel.

Par conséquent, s'il est vrai, comme Schmitt l'a déclaré au tournant des années 20 et 30 du siècle dernier, que Hegel était passé de Berlin à Moscou, il est tout aussi vrai qu'aujourd'hui, Schmitt lui-même est passé de Berlin à Pékin.

Le cas emblématique de Hong Kong

Chen Duanhong, comme nous l'avons vu, est, comme Jiang Shigong, un partisan de la thèse de la "Constitution chinoise non écrite", selon laquelle le Parti possède une forme d'autorité sur la Charte. Sur la base de cette approche, Duanhong et Shigong ont tous deux considéré comme valide l'imposition de la loi de sauvegarde de la sécurité nationale à Hong Kong, établie par le Congrès national du peuple le 22 mai 2020 sur la directive du Parti lui-même.

Ce choix, également schmittien, dans la perspective de Chen, découle de l'observation que l'État est un système de sécurité nécessaire pour garantir la sauvegarde de l'individu au sein de la communauté. Les dirigeants de Hong Kong n'ont pas réussi à mettre en place une législation appropriée en matière de sécurité, générant une situation précaire qui a conduit les citoyens à ne plus pouvoir faire la distinction entre "amis" et "ennemis". Ainsi, le climat de confrontation a rendu l'état d'exception et l'intervention politique et souveraine inévitable, car le sécessionnisme fomenté par l'"Occident" représentait (et continue de représenter) une menace sérieuse pour l'unité nationale.

Dans ce cas, l'approche théorique de Chen adopte une perspective hobbesienne. Selon Hobbes, l'homme crée l'État (entendu comme "pouvoir commun") avant tout pour des raisons de sécurité, car dans l'état de nature il vit dans une condition de guerre de tous contre tous. Dans la pensée de l'auteur du Léviathan, on peut trouver deux fils conducteurs: a) l'état de guerre conduit à la formation du pouvoir qui, à son tour, conduit à la paix; b) la sécurité personnelle conduit à la formation de l'idée de souveraineté qui, à son tour, conduit à la sécurité nationale. La souveraineté engendre donc l'État qui est en soi un système de sécurité.

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La loyauté envers le pouvoir souverain est un sentiment moral par lequel le sujet s'identifie au pouvoir lui-même et se rend disponible pour travailler pour lui et, en cas de besoin, pour se sacrifier pour lui. La distinction schmittienne entre "ami" et "ennemi" est le fondement d'un tel système de loyauté qui implique la construction du système de sécurité.

Chen, à cet égard, formule trois thèses sur l'idée de loyauté et de sécurité nationale: a) la sécurité souveraine est nécessaire à la vitalité de la Constitution; b) la Constitution est la loi de l'auto-préservation; c) la loyauté constitutionnelle est la source de la force et de la stabilité de la sécurité nationale [7]. La première thèse, quant à elle, repose sur deux hypothèses: a) l'État en tant que système de sécurité; b) la validité et la vitalité de la Constitution sont conférées par le pouvoir souverain [8].

La tâche de la Constitution, dans ce sens, est de traduire l'autorité souveraine en un ordre juridique objectif pour former une identité commune: définir qui est le peuple, qui sont les "nationaux" et qui sont les "étrangers". En cas de menace pour l'intégrité nationale, c'est la Constitution elle-même qui établit l'état d'exception, pour s'autosaisir au profit de la décision politique, pour prendre les mesures nécessaires à la défense de l'Etat.

Contrairement à Jiang Shigong (dont nous essaierons d'analyser les réflexions sur le sujet plus tard), Chen est plutôt critique à l'égard de la théorie "un pays, deux systèmes". Selon lui, l'allégeance politique des citoyens chinois de Hong Kong doit reposer sur une structure composite d'allégeances: allégeance à Hong Kong en tant que région administrative spéciale; allégeance à l'État central. Et cette loyauté doit être absolument cultivée pour que les Hongkongais retrouvent le sentiment d'unité nationale perdu sous l'occupation coloniale britannique et sous cette influence occidentale néfaste qui a conduit une partie d'entre eux à se considérer comme des "citoyens du monde".

Partant de l'observation que les sentiments les plus forts chez les hommes sont ceux de nature religieuse, Chen affirme que la Constitution doit devenir la base d'une religion civile: le " fondement émotionnel de la nation capable de construire un lien spirituel entre le représentant et le représenté" [9].

Le serment d'allégeance à la Constitution devient ainsi le rite par excellence d'une religion civile qui place une superstructure théologique au fondement d'un État séculier. En d'autres termes, elle devient la force qui rassemble les gens et les maintient ensemble. L'infidélité, le mensonge, en plus de nier la valeur du serment, dénature le sens et le rôle qui, dans la culture chinoise, est attribué à la langue. En fait, dans la pensée traditionnelle chinoise, chaque mot a un caractère spécial, et chaque mot implique une action conséquente [10]. Le serment/rituel non seulement redonne au langage sa fonction originelle de lien entre la pensée et l'action, mais représente aussi un acte sacré. Par conséquent, l'infidélité à un tel serment équivaut au blasphème et à l'apostasie (un aspect qui ressemble également beaucoup à la tradition islamique).

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Un pays, deux systèmes

Jiang Shigong (photo) a décrit le choix par le Congrès national du peuple de la loi sur la protection de la sécurité nationale à Hong Kong comme une "étape importante dans le processus de construction du mécanisme "un pays, deux systèmes"" [11].

Le penseur chinois, déjà auteur d'une puissante interprétation de l'histoire comme comparaison entre les "grands espaces" géographiques telluriques et thalassocratiques, a abordé le problème de Hong Kong par une méthodologie différente de celle de Chen Duanhong. En effet, Shigong reconnaît l'existence de deux approches différentes de la question au sein de la même région administrative spéciale: l'une fondée sur la simple "imagination" et l'autre sur la "réalité".

À cet égard, Shigong souligne que même dans les années 80 du siècle dernier, certains citoyens de la colonie britannique de l'époque, également en vertu de formes plus ou moins subtiles de propagande, ont continué à penser que la Chine et le parti communiste étaient identiques au Grand Bond et à la Révolution culturelle. D'autres, au contraire, ont immédiatement compris que le "mariage" entre les deux systèmes pouvait générer de la prospérité de part et d'autre [12].

Cette tension entre le "monde imaginaire" et le "monde réel", selon Shigong, se reflète également dans notre époque. Il faut donc d'abord "penser rationnellement", c'est-à-dire convaincre les citoyens de Hong Kong, accros à la propagande occidentale, d'abandonner le "monde imaginaire" qui présente la ville comme une "métropole cosmopolite" faisant partie de l'"Occident". Ce "mythe", fondé sur une vision toujours plus étroite de la République populaire et de son rôle dans le monde, en plus d'être un simple produit de propagande, continue de confirmer les schémas de ce capitalisme commercial qui, en fait, freine la mobilité sociale, générant du mécontentement, sans considérer que ce modèle de propagande émanant d'une matrice "mondialiste", ignore totalement la réalité de la Chine continentale et le rôle du Parti en tant que force enracinée dans la société chinoise (plus de 90 millions de membres).

Aujourd'hui, Shigong, dans le passage de témoin entre Londres et Pékin, souligne l'importance fondamentale de la Loi fondamentale adoptée en 1990 et entrée en vigueur en 1997 avec le transfert de la souveraineté sur Hong Kong à la République populaire. Il s'agit d'une disposition constitutionnelle qui donne au gouvernement central le pouvoir de rétablir l'exercice de la souveraineté sur Hong Kong et d'incorporer la ville dans le système constitutionnel national. Cette loi accorde à Hong Kong un haut degré d'autonomie sous l'égide de la structure unitaire de la nation. Cependant, elle a été interprétée par l'"opposition" de Hong Kong de deux manières différentes et successives dans le temps: l'une défensive (visant à sauvegarder et à garantir le statut d'autonomie de la ville) et l'autre offensive.

Shigong reconnaît l'influence "occidentale" évidente dans le passage de la défensive à l'offensive, qui, par le recours répété à des formes de protestation de plus en plus violentes, a cherché à faire de Hong Kong un tremplin pour une offensive nationale et continentale.

Par conséquent, la question de Hong Kong n'est plus une question d'économie, d'augmentation du bien-être de la population ou de mélange de deux systèmes différents au sein d'un même espace politique. Il s'agit de défendre ou non la sécurité, l'intégrité et la souveraineté nationales dont dépend l'évolution vers un ordre mondial multipolaire [13]. Hong Kong, en fait, dans la perspective de Shigong, représente le point d'appui avec lequel faire levier sur l'"Occident" afin de donner vie à un nouveau nomos de la terre basé sur l'idée d'unité dans la multiplicité.

NOTES

1] Sur le site informatique d'"Eurasia", le sujet de l'influence de la pensée de Carl Schmitt en Chine a déjà été traité dans un précédent article intitulé L'influence de Carl Schmitt en Chine. L'auteur est également l'auteur d'une analyse de la pensée de l'un des principaux théoriciens chinois contemporains de Schmitt, Jiang Shigong. Cette analyse, intitulée Le concept d'empire dans la pensée de Jiang Shigong, a été publiée dans les colonnes du site informatique "Osservatorio Globalizzazione".

2] G. Quanxi, Principes du constitutionnalisme politique, Zhongyang Bianyi Chubanshe, Pékin (2014), p. 3.

3] Ibid, p. 96.

4] J. C. Mittelstaedt, Understanding China's two Constitutions. Re-assessing the role of the Chinese Communist Party, Discours lors de la conférence "New perspectives on the development of law in China", Institute for East Asian Studies, Université de Cologne (a5-27 septembre 2015).

5] C. Schmitt, Doctrine de la Constitution, Giuffrè Editore, Milan 1984, p. 59.

6] C. Duanhong, Pouvoir constituant et lois fondamentales, Zhongguo Fazhi Chubanshe, Beijing 2010, p. 283.

7] C. Duanhong, National security and the Constitution, discours prononcé lors du symposium de la Journée nationale de la Constitution (Hong Kong, 2 décembre 2020). Le discours peut être consulté sur le site www.cmab.gov.hk.

8] Ibid.

9] Ibid.

10] Voir M. Granet, Il pensiero cinese, Adelphi Edizioni, Milan 1917, pp. 37-45.

11] Voir J. Shigong, Probing the imaginary world and the real world to understand the internal legal logic of Hong Kong's National Security Law, www.bau.com.hk

12] Ibidem.

13] Sur la question de Hong Kong voir également J. Shigong, China's Hong Kong : a political and cultural perspective, Chinese Academic Library, Pechino 2017.

jeudi, 14 janvier 2021

Le messianisme technologique - Illusions et désenchantement

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Le messianisme technologique - Illusions et désenchantement

Par Horacio Cagni

Ex; http://novaresistencia.org

Les contradictions du progrès, et en particulier la terrible expérience des guerres du XXe siècle, ont mis à mal la portée de la science et de la technologie, obligeant les penseurs de toutes origines et de tous horizons à s'interroger avec angoisse sur le sort de notre civilisation.

En analysant des aspects emblématiques tels que les goulags soviétiques, le génocide arménien par les Ottomans ou l'holocauste - l'extermination des Juifs par le nazisme pendant la Seconde Guerre mondiale - ainsi que les conséquences des bombardements stratégiques anglo-américains - appelé ainsi par euphémisme - qui, tant dans ce conflit que dans d'autres qui ont suivi, était du pur terrorisme aérien, on peut conclure que ces massacres en série sont la conséquence de la planification et de l'organisation, imités de celles des grandes industries. La mort industrielle, l'objectivation d'un groupe social ou d'un collectif à détruire, est évidente pour les spécialistes de l'holocauste et de l'annihilation raciale, comme elle l'est pour ceux qui se sont ingéniés à réviser l'annihilation sociale que les communistes ont menée contre les koulaks, les bourgeois, les réactionnaires ou les "déviationnistes".

Dans tous les cas, la distance que la technologie met entre le fauteur de mort et sa victime assure la dépersonnalisation de cette dernière, transformée en simple matériel à exterminer ; ceux qui sont entassés dans un camp de concentration en attendant la fin avant l'administrateur de leur mort, comme les civils qui sont sous la ligne de mire du bombardier, ne sont que de simples numéros sans visage. La responsabilité du génocide est diluée dans l'immense structure technobureaucratique, ce que Hannah Arendt a appelé "la banalité du mal".

Il est utile de rappeler que tout au long du siècle dernier, de nombreuses voix se sont élevées avec lucidité pour dénoncer les limites de la technique et les dangers du messianisme technologique. La technique, clé de la modernité, est devenue une religion du progrès, et la machine a été tout autant vénérée et exaltée par les libéraux, les communistes, les nazis, les réactionnaires et les progressistes.

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Guerre et technique - La critique d'Ernst Jünger

Ecrivain, naturaliste, soldat, né plus de cent ans avant l'an 2000, Ernst Jünger a été le témoin lucide et le critique aigu d'une des époques les plus intenses et les plus cataclysmiques de l'histoire, de ce siècle si bref, qu'Eric Hobsbawm situe entre la fin de la belle époque en 1914, et la chute du mur de Berlin et de l'utopie communiste en 1991.

On n'insistera jamais assez sur le fait que, pour comprendre Jünger et les courants spirituels de son époque, qui est aussi la nôtre, la clé, une fois de plus, est la Grande Guerre. Le premier conflit mondial a été la grande sage-femme des révolutions de ce siècle, non seulement au niveau idéologique et politique, mais aussi en termes d'idées, de science et de technologie. Pour la première fois, tous les cas de vie humaine ont été subsumés et subordonnés au spectre guerrier. C'était la conséquence logique de la révolution industrielle, la fierté de l'Europe, mais il fallait aussi la conjuguer avec un nouveau phénomène sociopolitique, que George Mosse a défini à juste titre comme "la nationalisation des masses". Dans tous les pays belligérants, mais surtout en Italie et en Allemagne, le processus de coagulation nationale et l'exaltation de la communauté ont atteint leur point culminant. Les pays qui étaient arrivés en retard, en raison de vicissitudes historiques, à la conquête d'une unité intérieure - comme l'ont justement fait remarquer ceux qui sont arrivés en retard - avaient finalement trouvé cette unité sur le front. Dans les tranchées, les dialectes ont été laissés de côté, pour commander et obéir dans la langue nationale ; dans le voisinage et sous l'avalanche de feu, on a vécu et on est mort de manière absolument égale.

916dAyucHqL.jpgEmbarrassés par un tel désastre, ces hommes "civilisés" ont dû faire face au fait que leur seule arme et leur seul espoir était la volonté, et leur seul monde les camarades du front. Derrière eux se cachaient les fiers idéaux des Lumières. Le jeu de la vie dans les bonnes formes et la rhétorique pamphlétaire parisienne étaient enfouis dans la boue de Verdun et de la Galice, dans les rochers du Carso et dans les eaux froides de la mer du Nord.

La catastrophe n'a pas seulement signifié le naufrage du positivisme, mais elle a également démontré à quel point la technique avait progressé dans son développement incontrôlé, et à quel point l'être humain y était soumis. Les soldats et les machines de guerre étaient une seule et même chose, avec leur quartier général et la chaîne de production de guerre. Il n'y avait plus de front et d'arrière, car la mobilisation totale s'était emparée de l'âme du peuple. Jünger, un officier de l'armée du Kaiser, a appelé ce nouveau type de combat "Materialschlacht". Dans les opérations guerrières, tout devient matériel, y compris l'individu, qui ne peut échapper à l'opération conjointe des hommes et des machines qu'il ne comprend jamais.

Quand on lit les ouvrages de Jünger sur la Grande Guerre - édités par Tusquets - tels que Orages d'acier ou Le Boqueteau 125, le récit des actions guerrières devient monotone et abrupt, comme doit l'être la vie quotidienne au front, suspendue au risque, ce qui insensibilise la force de mortification. Dans La guerre comme expérience intérieure, Jünger accepte la guerre comme un fait inévitable de l'existence, car elle existe dans toutes les facettes de l'agir humain : l'humanité n'a jamais rien fait d'autre que de se battre. La seule différence réside dans la présence en tous modes et dé-personnalisante de la technique, mais, dans ce contexte, nous sommes toujours ou plus forts ou plus faibles.

La littérature créée par la Grande Guerre est abondante, et parfois magnifique. De L'incendie d'Henri Barbusse, qui fut le premier, une série d'œuvres racontées sur la douleur et le sacrifice, telles que la satire La boue des Flandres, de Max Deauville, Guerre et après-guerre, de Ludwig Renn, Chemin du sacrifice, de Fritz von Unruh, et la célèbre A l’Ouest rien de nouveau, d'Erich Maria Remarque et Quatre de l'infanterie, d'Ernst Johannsen, qui a été traduite en film. Dans toutes ces œuvres, le sentiment d'impuissance de l'homme face à la technique déclenchait chez tous ces écrivains une volonté d’occulter le réel. Au-delà de son excellence littéraire, cette veine s'épuise dans la critique de la guerre et le désir que la tragédie ne se répète jamais.

29908002._SY475_.jpgJünger alla beaucoup plus loin ; il comprit que ce conflit avait détruit les barrières bourgeoises qui enseignaient l'existence comme une recherche de la réussite matérielle et l'observation de la morale sociale. C'est alors que les forces les plus profondes de la vie et de la réalité ont émergé lors du conflit, ce qu'il a appelé les "élémentaires", des forces qui, par une mobilisation totale, sont devenues une partie active de la nouvelle société, composée d'hommes jeunes et durs, une génération abyssalement différente de la précédente.

L'homme nouveau est fondé sur un "nouvel idéal" ; son style est la totalité et la liberté de s’immerger, selon la catégorie et la fonction, dans une communauté où il faut commander et obéir, travailler et se battre. L'individu se subsume et n’a de sens que dans un Etat total. L'individu et la totalité sont combinés, sans aucun traumatisme dû à la technique, et son archétype sera le Travailleur, symbole dans lequel l'élémentaire vit et, en même temps, s’impose comme une force mobilisatrice. Bien que l'exemple soit celui de l'ouvrier industriel, tous sont des travailleurs par-delà les différences de classe. Le type humain est l'ouvrier, qu'il soit ingénieur, contremaître, ouvrier, qu'il soit à l'usine, au bureau, au café ou au stade.

A l'"homme économique" - l'âme du capitalisme et du marxisme - s'oppose l'"homme héroïque", mobilisé en permanence, que ce soit dans la production ou dans la guerre. Cette distinction entre l'homme économique et l'homme héroïque avait bientôt été esquissée par le jeune Peter Drucker dans son livre The End of Economic Man, 1939, faisant allusion au fascisme et au national-socialisme, qui avaient émergé dans l'histoire par l’agir des "artistes de la politique", qui avaient entrevu la mission rédemptrice et salvatrice de l'unité nationale dans les tranchées où ils avaient combattu.

Le travailleur est une "personne absolue", avec une mission qui lui est propre. Conséquence de l'ère technomécanique, il est un membre et une unité du travail et de la communauté organique à laquelle il appartient et qu'il sert, souligne Jünger dans son livre Der Arbeiter, l'un de ses plus grands essais, écrit en 1931. L'aspect le plus important de ce travail est la vision du travailleur comme une forme dépassant la bourgeoisie et le marxisme : Marx comprenait partiellement le travailleur, puisque le travail, pour lui, n'est pas soumis à l'économie. Si Marx croyait que l'ouvrier devait devenir un artiste, Jünger soutient que l'artiste devient un ouvrier, puisque tout désir de pouvoir s'exprime dans le travail, dont la figure est dite « ouvrière ».

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Quant au noyau de la pensée bourgeoise, il nie tout ce qui est démesuré, essayant d'expliquer chaque phénomène de la réalité d'un point de vue logique et rationnel. Ce culte rationaliste méprise l'élémentaire comme étant irrationnel, finissant par prétendre vider le sens même de l'existence, érigeant une religion du progrès, où l'objectif est de consommer, garantissant une société pacifique et lisse. Pour Jünger, cela conduit à l'ennui existentiel le plus toxique et le plus angoissant, un état spirituel d'asphyxie et de mort progressive. Seul un "cœur aventureux", capable de maîtriser la technique en l'assumant pleinement et en lui donnant un sens héroïque, peut prendre la vie d'un assaillant et ainsi assurer à l'homme non seulement d'exister mais d'être vraiment.

Autres critiques sur le technomécanisme

coverFGJtech.jpgAu début des années 1930, une série d'écrivains sont apparus en Europe, surtout en Allemagne, dont les œuvres se référaient à la relation entre l'homme et la technique, où la volonté comme axe de la vie résulte en une constante. C'est le cas de L'homme et la technique d'Oswald Spengler - qui reprend les prémisses nietzschéennes de La volonté de puissance -, de la philosophie de la technique de Hans Freyer, de l’idée d’une perfection et de l'échec de la technique de Friedrich Georg Jünger - frère d'Ernst - et des séminaires du philosophe Martin Heidegger, tous contemporains du Travailleur, ouvrage précité. (Le livre de son frère Friedrich a été publié immédiatement après la Seconde Guerre mondiale, mais il avait été écrit de nombreuses années auparavant et les vicissitudes du conflit l'ont empêché de voir le jour). Mais ces questions n'étaient pas uniquement du monde germanique, car il ne faut pas oublier les futuristes italiens dirigés par Filippo Marinetti, ni Luigi Pirandello de Manivelas, les écrits du Français Pierre Drieu La Rochelle - comme La Comédie de Charleroi - et le film Modern Times, de Charles Chaplin.

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L'auteur du Petit Prince, le remarquable écrivain et aviateur français Antoine de Saint Exupéry, fait également plusieurs réflexions sur la technique. Dans son livre Pilote de guerre, il y a une page significative, lorsqu'il souligne qu'au milieu de la bataille de France en 1940, dans une ferme, un vieil arbre "à l'ombre duquel se sont succédé des amours, des romans et des tertulias de générations successives" obstrue le champ de tir "d'un lieutenant artilleur allemand de 26 ans", qui finit par le faire tomber. Craignant d'utiliser son avion comme machine à tuer, St. Ex, comme on l'appelait, disparut lors d'un vol de reconnaissance en 1944, sans que sa dépouille ne soit retrouvée. Sa dernière lettre disait: "Si je reviens, que puis-je dire aux hommes ?".

L'éminent juriste et politologue Carl Schmitt a également interpellé la question de la technique. Au début de son essai classique Le concept de politique affirme que la technique n'est pas une force pour neutraliser les conflits mais un aspect indispensable de la guerre et de la domination. "La diffusion de la technique", souligne-t-il, "est imparable", et "l'esprit du technicisme est peut-être mauvais et diabolique, mais il ne peut être écarté comme mécaniste ; c'est la foi dans le pouvoir et la domination illimitée de l'homme sur la nature. La réalité, précisément, a démontré les effets du messianisme technologique, tant dans l'exploitation de la nature que dans le conflit entre les hommes. En corollaire de l'ouvrage précédent, Schmitt définit comme processus de neutralisation de la culture ce type de religion du technicisme, capable de croire que, grâce à la technique, la neutralité absolue sera atteinte, la paix universelle tant désirée. "Mais la technique est aveugle en termes culturels, elle sert la liberté et le despotisme de la même manière... elle peut accroître la paix ou la guerre, elle est prête à faire les deux à la fois dans une mesure égale".

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Ce qui se passe, selon Schmitt, c'est que la nouvelle situation créée par la Grande Guerre a ouvert la voie à un culte de l'action virile et sera absolument contraire au romantisme du XIXe siècle, qui avait créé, avec son apolitisme et sa passivité, un parlementarisme délibératif et rhétorique, archétype d'une société dépourvue de formes esthétiques. L'influence des écrits d'après-guerre de Jünger - la guerre forgée comme une "esthétique de l'horreur" - sur les idées de Schmitt est indéniable. Mais à cette recherche désespérée d'une communauté de volonté et de beauté, capable de conjurer le Golem technologique par le déploiement d’une barbarie héroïque, pratiquement personne n'y échappait à l'époque. Aujourd'hui, il est facile de regarder en arrière et de désigner tant de penseurs de qualité comme étant des "fossoyeurs de la démocratie de Weimar" et des "préparateurs du chemin du nazisme". Ce regard superficiel sur une période historique aussi intense et complexe s'est imposé à la chaleur des passions, seulement après la Seconde Guerre mondiale et, par conséquent, d'autant plus que le journalisme a progressivement pris le dessus sur l'histoire et les sciences politiques. La réalité est toujours plus profonde.

Pendant ces années ‘’Weimar’’, la plupart des Allemands ressentent la frustration de 1918 et les conséquences de Versailles ; les jeunes cherchent avec empressement à incarner une génération distincte, à construire une nouvelle société qui reconstruira la patrie qu'ils aiment avec désespoir. C'était une époque d'incroyable épanouissement de la littérature, des arts et des sciences, et cela s'est évidemment transféré dans le domaine politique. Moeller van den Bruck, Spengler et Jünger - malgré leurs différences - sont devenus les éducateurs de cette jeunesse par des écrits et des conférences. L'esthétique populaire völkisch, qui a précédé le national-socialisme, embrassait tous les aspects de la vie quotidienne. La plupart des penseurs ont abjuré le piètre parlementarisme de la République, né de la défaite, et, dans le cœur du peuple, la Constitution de Weimar était condamnée. N'était-ce pas un succès éditorial, Der Preussische Stil, de Moeller van den Bruck, qui proposait une éducation à la beauté ? Et Heidegger ? Dans son discours du solstice de 1933, il disait : "les jours déclinent / notre humeur grandit / les flammes, la brillance / les cœurs, la lumière".

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August Winnig.

Ce qui est intéressant, c'est que l’on découvre pas mal de correspondances, de chassés-croisés entre leurs oeuvres. Entre le Schmitt catholique, dans son analyse "Chute du Second Empire", qui soutenait que la raison principale du déclin était la victoire de la bourgeoisie sur le soldat et les néo-conservateurs comme August Winnig, qui faisait la distinction entre la communauté ouvrière et le prolétariat ; entre Spengler avec son "prussianisme socialiste" et Werner Sombart qui théorisait l’opposition entre "héros et marchands" ;sans oublier les soi-disant bolcheviques nationaux. Le plus éminent des intellectuels national-bolcheviques, Ernst Niekisch, avait rencontré Jünger en 1927 ; dès lors, il élaborera également une réflexion sur la technique. Son bref essai La technique, dévorer les hommes est l'une des analyses les plus lucides du messianisme technologique, et l'une des plus grandes critiques de l'incapacité du marxisme à comprendre que la technique était une question qui échappait au déterminisme économiste et aux différences de classe. C'est aussi l'un des meilleurs commentaires de Niekisch sur Le Travailleur de Jünger, une œuvre dont il a eu un grand concept. Ils ont tous essayé de donner à la technique un visage brutal mais toujours humain, trop humain, la seule trouvaille au monde, comme le soutenait Nietzsche.

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Certes, toutes ces énergies ont été mobilisées par les hommes politiques, qui ne pensaient ou n'écrivaient pas autant, mais elles pouvaient faire tomber des barrières que les intellectuels n'osaient pas franchir. Ces nouveaux politiciens avaient fait leur cette nouvelle philosophie : ils ne venaient plus de la peinture, des beaux-arts, ni n'étaient des professionnels de la politique mais des "artistes du pouvoir", comme le disait Drucker. Lénine a ouvert la voie, mais des hommes comme Mussolini et Hitler, et beaucoup de leurs partisans, étaient des archétypes de cette nouvelle classe. Ils venaient des tranchées du front, ils étaient les moteurs d'un mouvement auquel adhérait la jeunesse, ils avaient une grande ambition, ils méprisaient les bourgeois, qui confondaient leurs idées de salut national avec le siècle dernier et ses divers préjugés.

La fin d'une illusion

Schmitt coïncide avec Jünger dans son mépris du monde bourgeois. Dans la conception jüngérienne, l'ami est aussi important que l'ennemi : tous deux sont des référents de sa propre existence et lui donnent un sens. Le postulat significatif de la théorie de Schmitt sera la distinction spécifique du politique : la distinction entre ami et ennemi. Le concept d'ennemi n'est pas ici métaphorique mais existentiel et concret, car le seul ennemi est l'ennemi public, l'hostis. Préoccupé par l'absence d'unité intérieure dans son pays après les vexations de 1918, entrevoyant en politique intérieure le coût de la faiblesse de l'État libéral bourgeois et en politique étrangère les faillites du système international de l'après-guerre, Schmitt s'engagea d'abord profondément dans le national-socialisme. Il est devenu l'un des principaux juristes du régime. Il croyait y trouver la possibilité de réaliser le décisionnisme, l'incarnation d'une action politique indépendante des postulats normatifs.

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Jünger, attentif à ce qu'il appelle "la deuxième conscience la plus lucide et la plus froide" - la possibilité de se voir agir dans des situations spécifiques - est plus prudent, et prend progressivement ses distances avec les nationaux-socialistes. Sans aucun doute, son côté conservateur avait entrevu les excès du plébéisme nazi-fasciste et sa force de nivellement. Schmitt, lui aussi, a commencé à voir comment des éléments médiocres et indésirables sont entrés dans le régime et ont acquis un pouvoir croissant. Heidegger, d'abord si enthousiaste, s'était éloigné du régime en peu de temps. Spengler est mort en 1936, mais il les avait critiqués dès le début.

Néanmoins, il y avait des différences fondamentales. Spengler, Schmitt et Jünger pensaient qu'un État fort avait besoin d'une technique puissante car la primauté de la politique pouvait concilier technique et société, soudant les antagonismes créés par la révolution industrielle et technomécanique. Ils étaient antimarxistes, anti-libéraux et anti-bourgeois, mais pas anti-technologiques, comme l'était Heidegger ; il s'était retiré dans son chalet de Todtnauberg  pour ruminer sa réflexion sur la technique comme obstacle à la "dés-occultation/dévoilement de l'être", qu'il explicitera si magistralement longtemps après.

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La ville soviétique de Magnitogorsk, fruit des plans quiquennaux de Staline et oeuvre d'un architecte allemand du Werkbund.

Un autre aspect sur lequel Jünger, Schmitt et aussi Niekisch coïncident est dans leur réflexion sur la manière dont la Russie stalinienne s'aligne sur la tendance technologique qui prévaut dans le monde. À la fin des années trente, deux nations semblaient se distinguer comme exemples d'une volonté de pouvoir orientée et subsumée dans une communauté de travailleurs, à rebours de ses différents principes et systèmes politiques: le Troisième Reich et l'URSS stalinienne (dans une moindre mesure également l'Italie fasciste). Mais, évidemment, ses classes dirigeantes n'étaient pas perméables aux considérations jüngeriennes ou schmittiennes, car la carcasse idéologique ne pouvait pas admettre d'attitudes critiques. Jünger et Schmitt leur ont fait la même chose : ils n'étaient pas assez considérés comme nationaux-socialistes et ont commencé à être critiqués et attaqués. Schmitt s'est réfugié dans la théorisation - brillante, sans doute - de la politique internationale.

Quant à Jünger, sa conception de l'"ouvrier" a été rejetée par les marxistes, l'accusant d'être un écran de fumée pour masquer l'opposition irréductible entre la bourgeoisie et le prolétariat - c'est-à-dire "fasciste" - autant que par les nazis, qui n'ont trouvé en elle aucune trace de problèmes raciaux. Dans son exil intérieur, Jünger a écrit l'un de ses plus importants romans : Sur les falaises de marbre ; c'est une réflexion profonde, à portée symbolique, sur la concentration du pouvoir et le monde déchaîné par les forces "élémentaires". À travers une prose hyperbolique et métaphorique, il dénonce le sophisme de l'union des principes guerriers et des principes idéalistes quand il manque une métaphysique de base. Certes, cet ouvrage, édité à la veille de la Seconde Guerre mondiale, a été considéré, non sans raison, comme une critique du totalitarisme hitlérien, mais il ne s’épuise pas pour autant dans cette attitude. L'écriture va plus loin, car elle fait référence au monde moderne où aucune révolution, aussi réparatrice soit-elle, ne peut empêcher la chute de l'homme et de ses dons de tradition, de sagesse et de grandeur.

Jünger a toujours été sceptique. Dans La mobilisation totale, il y a un paragraphe éclairant : "Sans discontinuité, l'abstraction et la crudité sont accentuées dans toutes les relations humaines. Le fascisme, le communisme, l'américanisme, le sionisme, les mouvements d'émancipation des peuples de couleur, sont autant de sauts en faveur du progrès, jusqu'à hier impensables. Le progrès se dénature afin de poursuivre son propre mouvement élémentaire, dans une spirale faite de dialectique artificielle. A la même époque, Schmitt a fait remarquer : "Sous l'immense suggestion d'inventions et de réalisations, toujours nouvelles et surprenantes, naît une religion du progrès technique, qui résout tous les problèmes. La religion de la foi dans les miracles devient alors la religion des miracles techniques. Ainsi, le XXe siècle est présenté comme un siècle non seulement de technique mais aussi de croyance religieuse en elle.

Si les deux penseurs croyaient en une tentative de briser le cycle cosmique déclenché, ils auraient vite perdu tout espoir. Les challengeurs mêmes du phénomène mondial d'homogénéisation - dont le moteur technique est issu du monde anglo-saxon de la révolution industrielle - comme le national-socialisme et le soviétisme, ont à peine pu mener à bien ce processus de rupture alors qu'ils constituaient une part importante, et dans bien des cas l'avant-garde, du progrès technologique. L'homme d'aujourd'hui n'y échappe pas, et le principe totalitaire, froid, cynique et inévitable que Jünger a envisagé dès ses premiers travaux, et qu'il a continué à développer jusqu'à sa fin, sera la caractéristique essentielle de la société mondiale.

L'issue de la Seconde Guerre mondiale, avec son cortège d'horreurs, a éliminé la possibilité d'intronisation de l'"homme héroïque" tant désiré et a consacré l'"homme économique" ou "consumériste" comme archétype. Ce triomphe évident de la société fukuyamienne est dû non seulement à la prodigieuse expansion de l'économie mais essentiellement au boom technologique et à la démocratisation de la technologie. Cela ne signifie pas pour autant que l'homme soit plus libre ; il se croit libre alors qu'il participe à des démocraties de quatre mois, habitant du centre commercial et esclave de la télévision et de l'ordinateur, producteur et consommateur dans une société qui a accompli le miracle de créer l'empressement pour l'inutile ; le calme apparent dans lequel il vit cache des aspects inquiétants.

La technologie a totalement dépersonnalisé l'être humain, ce qui est évident dans la macro-économie virtuelle, qui cache une exploitation, une inégalité et une misère étonnantes, ainsi que dans les guerres humanitaires, euphémisme qui sous-tend la tragédie des guerres interethniques et pseudo-religieuses, vestige de l'exploitation des ressources naturelles par les puissances mondiales. Du FMI à l'invasion de l'Irak, le "philistin moderne du progrès" - Spengler dixit - est, sous ses multiples manifestations, génie et fugitif.

Dans les dernières années de sa vie, Jünger en a eu assez. Son conseil au Rebelle était de fuir la civilisation, l'urbanisation et la technique, en se réfugiant dans la nature. Le silence actuel des jeunes - qu'il a souligné dans Le recours aux forêts - est encore plus significatif que l'art. La chute de l'État-nation a été suivie par "la présence du néant, tout en sécheresse et sans ornements". Mais de ce silence, ‘’de nouvelles formes peuvent émerger’’. L'homme voudra toujours être différent, il voudra quelque chose de distinct. Et comme le calme avant la tempête, tout état d'immobilité et tout silence est trompeur.

mardi, 12 janvier 2021

Ami - Ennemi, le fondement du politique (Carl Schmitt)

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Ami - Ennemi, le fondement du politique (Carl Schmitt)

Dans cette vidéo, nous verrons un des concepts majeurs du philosophe et juriste Carl Schmitt, à savoir la célèbre antinomie de l'ami et de l'ennemi qui serait le fondement du politique. L'enjeu est ici de clarifier et de distinguer des notions importantes comme politique, Etat, morale, etc. pour mieux penser certains débats contemporains. Livre présenté : La notion de politique (1932).
 
 
Musique du générique : Toccata et fugue en ré mineur BWV 565 de J.S. Bach

samedi, 09 janvier 2021

L'influence de Carl Schmitt sur la politique nationaliste chinoise

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L'influence de Carl Schmitt sur la politique nationaliste chinoise

par Maurizio Stefanini

Ex : http://novaresistencia.org

Des changements importants ont eu lieu dans le discours et l'attitude des autorités chinoises à l'égard des menaces intérieures et extérieures. Ces changements indiquent le passage d'un illibéralisme pragmatique à un antilibéralisme de principe. Il est possible de retracer cette transition grâce à l'influence croissante du juriste allemand Carl Schmitt sur l'Académie chinoise et le Parti communiste.

Le tropisme prégnant de la République populaire de Chine vers Hong Kong présente une certaine réminiscence de l’ère nationale-socialiste. Et ce n'est pas une hyperbole polémique. Ce serait l'influence croissante de la pensée de Carl Schmitt qui a fait passer le régime de la phase simplement non libérale qui se déroulait au moment de la modernisation par Deng Xiaoping à une phase ouvertement non libérale, qui depuis l'arrivée au pouvoir de Xi Jinping, a atteint son paroxysme.

La thèse est de Chang Che : un sinologue d'origine chinoise, ainsi qu'un analyste de la politique américaine et de la politique technologique. Il est le directeur exécutif de l'Oxford Political Review et il l'a expliqué dans un essai paru dans The Atlantic, en citant la politologue italienne Flora Sapio, qui enseigne l'histoire internationale de l'Asie de l'Est à l'Université orientale de Naples.

Mais nous devons également nous rappeler que Schmitt, après avoir risqué d'être inculpé à Nuremberg et après avoir été qualifié de "criminel de guerre", a été largement réévalué en Italie, par un groupe idéologiquement transversal d'universitaires allant de Gianfranco Miglio à Massimo Cacciari, en passant par des personnalités telles que Giorgio Agamben, Pietro Barcellona, Emanuele Castrucci, Fulco Lanchester, Angelo Bolaffi, Danilo Zolo, Carlo Galli, Giacomo Marramao. Pas seulement pour nous, qui suivons ses préceptes dans nos analyses politiques : parmi ses admirateurs, il faut aussi citer Walter Benjamin, Leo Strauss ou Jacques Derrida.

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Mais dans un pays qui, comme le nôtre, est souvent obsédé par l'idée de trouver du fascisme partout, cette fascination pour une personnalité est au moins unique, une personnalité qui, après avoir utilisé le vocable de "Révolution conservatrice" au début des années 1930, a rejoint le Parti national-socialiste des travailleurs allemands le 1er mai 1933 et est devenue, en novembre de la même année, président de l'Union nationale socialiste des juristes, et rédacteur en chef du Journal des juristes allemands au mois de juin suivant.

En décembre 1936, il est vrai, un magazine SS l'avait alors attaqué de front, l'accusant d'être un "opportuniste" et imposant son exclusion. Et en 1937, il a fait l'objet d'un rapport confidentiel du régime, dans lequel son "papisme" était particulièrement montré du doigt.

Il a cependant eu le temps de mettre en vigueur les lois de Nuremberg qui, en 1935, avaient interdit toutes les relations, non seulement maritales mais aussi sexuelles, entre les Juifs et les "Aryens". "Aujourd'hui, le peuple allemand est redevenu allemand, même d'un point de vue juridique. Après les lois du 15 septembre, le sang allemand et l'honneur allemand sont redevenus les concepts de base de notre droit. L'État est désormais un moyen de servir la force de l'unité populaire. Le Reich allemand n'a qu'un seul drapeau, celui du mouvement national-socialiste ; et ce drapeau n'est pas seulement composé de couleurs, mais aussi d'un grand et authentique symbole : le signe du serment populaire de la croix gammée ».

Malgré sa marginalisation théorique pendant la guerre, il avait alors fourni des conseils juridiques à la fois pour la politique allemande d'expansion et d'occupation.

Mais surtout, sa théorie de la relation "ami-ennemi" comme critère constitutif de la dimension politique semble avoir ensorcelé nos facultés de sciences politiques, surtout à l'époque de la transition de la Première à la Deuxième République : absolument obsédée par l'objectif de réaliser à tout prix une "démocratie d'alternance", et méprisant cette autre dimension politique de la coopération, dédaigneusement qualifiée de "farce".

Mais c'est peut-être précisément ces vicissitudes de l’histoire italienne qui démontrent l'incroyable capacité de Schmitt à réagir face aux contextes politiques les plus divers, au point de produire les résultats les plus surprenants.

Ainsi, si en Italie l'impact de son œuvre a porté principalement sur une critique de longue date du "bipartisme imparfait", alimentée par les analyses de Maurice Duverger ou de Giorgio Galli, si en République fédérale d'Allemagne, en opposition aux mauvais souvenirs laissés par la République de Weimar, l'institution dite de la ‘’méfiance constructive’’ ou les fortes barrières dressées face à toute tentative de changement dans l’ordre constitutionnel sont typiquement schmittiennes, en Chine le contexte est évidemment celui d'un régime marxiste-léniniste qui a décidé, à un moment donné de l’histoire chinoise, d'accepter le marché mais pas le pluralisme politique.

40039806._SX318_.jpgPar ailleurs, le contexte chinois est celui d'une culture dans laquelle l'école légaliste a agi en profondeur. Courant philosophique fondé au IIIe siècle avant J.-C. par Han Fei qui, en opposition aux idées confucéennes de bienveillance, de vertu et de respect des rituels, prêchait le droit du prince à exercer un pouvoir absolu et incontesté. Seule source du droit, le prince légaliste ne délègue aucune autorité à qui que ce soit. A côté de lui, il n'y a que des exécuteurs testamentaires, aux tâches strictement délimitées. En-dessous d'eux se trouvent les sujets, obligés seulement d'obéir.

En réalité, le confucianisme, autre pôle historique de la pensée politique chinoise, tend également à être autoritaire. Mais avec l'idée que même le souverain a des devoirs et des règles à respecter et peut, le cas échéant, être contaminé par une idée de démocratie libérale de type occidental.

Sun Yat-Sen a essayé, comme plus tard ses émules à Taiwan, une hybridation entre Locke et Confucius, synthèse qui semble fonctionner. Alors qu'en Chine continentale, le légalisme, Schmitt et le communisme se sont ‘’hybridés’’.

Le grand enseignement de Schmitt est caractérisé par la volonté bien nette d’articuler une élimination des ennemis externes et internes de l'État : les premiers doivent être identifiés par le ius belli, les seconds par l'identification suivie de l'élimination de ceux qui "perturbent la tranquillité, la sécurité et l'ordre" de l'État. Pour ce faire, l'État ne peut être empêché par les limites de l'État de droit libéral. Sinon, l’Etat ne serait pas en mesure de protéger ses citoyens des ennemis.

Selon Chang Che, c'est exactement la logique qui sous-tend la répression qui a été imposée à Hong Kong dans le but officiel de protéger l'île de "l'infiltration de forces étrangères".

"Bien que les universitaires chinois soient souvent limités dans ce qu'ils peuvent et ne peuvent pas dire", note-t-il, "il leur arrive d'exprimer des désaccords en public. Parfois, ils se permettent même de critiquer les dirigeants chinois, même si leurs critiques restent limitées et prudentes. Cette fois, cependant, l'énorme volume d'écrits produits par les universitaires chinois, ainsi que la nature de leurs arguments - cohérents, coordonnés et souvent rédigés dans un jargon juridique sophistiqué - suggèrent qu'il existe désormais un nouveau niveau de cohésion à Pékin sur la portée acceptable du pouvoir de l'État.

Jinping.pngXi Jinping a redéfini le centre de gravité idéologique du parti communiste, redéfini la tolérance limitée de la dissidence, laquelle pouvait parfois se manifester mais a désormais disparu, de même toute forme d'autonomie, qui aurait pu être accordée au Xinjiang, à la Mongolie intérieure et à Hong Kong, a été supprimée.

Tout cela est justifié par un nouveau groupe d'idéologues en pleine ascension que l'on a appelé les "étatistes". Plus précisément, il semble s'agir d'une redéfinition de ce que l’on appelait jadis les "légalistes". Cette redéfinition est basée sur les enseignements de Schmitt mais, cette fois, au service du parti de Mao. L'un de leurs forums en ligne est Utopia, où, en 2012, il était clairement indiqué que "la stabilité doit prévaloir sur tout le reste".

Selon Chang Che, il s'agit d'un concept typiquement schmittien, qui peut s'expliquer par la traduction en chinois de Schmitt par le philosophe Liu Xiaofeng au début du millénaire, dont est issue, dans l’ancien Empire du Milieu, une véritable "fièvre schmittienne".

Un autre grand admirateur de Schmitt était Chen Duanhong, professeur de droit à l'université de Pékin. "Sa doctrine constitutionnelle est ce que nous vénérons", a-t-il écrit en 2012 à propos de ce qu'il a décrit comme "le théoricien le plus influent", rejetant son adhésion au nazisme comme "un choix personnel". Chang Che cite également des témoignages d'étudiants selon lesquels les concepts schmittiens sont désormais "un langage commun dans l'établissement universitaire".

Citant le "juriste allemand Carl Schmitt" en 2018, Chen Duanhong a expliqué l'évaporation progressive du régime de garantie accordé à Hong Kong au moment de sa "rétrocession" par Londres, en distinguant entre les normes étatiques et constitutionnelles et en faisant valoir que "lorsque l'État est en grave danger", ses dirigeants ont le droit de suspendre les normes constitutionnelles : "en particulier les dispositions relatives aux droits civils.

Plus explicitement encore, l'idée d'utiliser les théories de Schmitt pour forger une mise en garde contre Hong Kong a été défendue dans un livre publié en 2010 par Jiang Shigong : un professeur de droit de l'université de Pékin qui avait travaillé au bureau de liaison Pékin-Hong Kong entre 2004 et 2008, et qui, en 2014, figurait parmi les auteurs d'un livre blanc du gouvernement chinois sur Hong Kong.

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Haig Patapan.

Chang Che cite également Haig Patapan, un professeur de politique à l'université Griffith en Australie, qui, à son tour, a écrit sur l'influence de Schmitt en Chine, et selon lequel le schmittisme pourrait devenir une idéologie du régime à la place d'un marxisme perçu comme n'étant plus approprié.

Le nationalisme et les ennemis extérieurs pourraient justifier le monolithisme du Parti communiste bien plus qu'une notion de lutte des classes qui entre forcément en conflit avec la stratification acceptée par le régime. Il cite également William Kirby, professeur d'études chinoises à Harvard et auteur d'un livre sur l'attrait du modèle de modernisation allemand en Chine depuis l'époque de Tchang Kaï-Chek.

Les événements de la pandémie auraient davantage renforcé les étatistes. Et en effet, l'essai se termine par une citation de Flora Sapio : "Depuis que Xi Jinping est devenu le chef suprême, la philosophie de Carl Schimtt a trouvé une application encore plus large tant dans la théorie du parti que dans la vie universitaire. Ce changement est significatif : il marque la transition de Pékin de ce qui était un gouvernement illibéral - qui a enfreint les normes libérales par commodité - à un gouvernement antilibéral - qui répudie les normes libérales par principe.

Source : Linkiesta

samedi, 26 décembre 2020

L'influence de Carl Schmitt en Chine

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L'influence de Carl Schmitt en Chine

Par Daniele Perra

Ex: https://www.eurasia-rivista.com

"πόλεμος πάντων μὲν πατήρ ἐστι, πάντων δὲ βασιλεύς, καὶ τοὺς μὲν θεοὺς ἔδειξε τοὺς δὲ ἀνθρώπους, τοὺς μὲν δούλους ἐποίησε τοὺς δὲ ἐλευθέρους."

"Conflit, de toutes choses père, de toutes choses roi, de quelques-uns il a fait des dieux, d’autres il a fait des mortels, d'autres des serviteurs, d'autres encore, il a fait des hommes libres"

(Héraclite, fragment 53)

Dans une lettre datée de 1933, Martin Heidegger, félicitait le juriste Carl Schmitt, son compatriote, pour le succès de l'ouvrage La notion du politique, qui en était alors à sa troisième édition. Heidegger le félicitait pour la citation que Schmitt avait faite du fragment 53 d'Héraclite et de l'interprétation correcte qu'il avait donnée des concepts fondamentaux de πόλεμος (polemos) et βασιλεύς (basileus). Dans le même temps, Heidegger a non seulement révélé à Schmitt qu'il préparait sa propre interprétation du fragment héraclitéen, directement lié au concept de ἀλήθεια (aletheia), mais aussi qu'il traversait lui-même une forme de "conflit".

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Heidegger et Schmitt étaient tous deux bien conscients que le Superbe d'Ephèse, avec le terme "conflit", ne voulait pas indiquer uniquement et exclusivement une lutte armée. En fait, cela devait être compris également dans le sens de conflit interne. Ce πόλεμος, pour Heidegger, n'était autre que ce "travail de l'ego" qui l'a conduit à ce qu'il a lui-même défini comme un "combat au corps à corps avec son propre moi", à abandonner l'enseignement pendant plusieurs années, mais aussi à produire par la suite quelques ouvrages fondamentaux comme la volumineuse étude sur Nietzsche et Holzwege (Les chemins qui ne mènent nulle part) [1].

Le choix de commencer par le fragment 53 d'Héraclite pour cette réflexion sur l'influence de la pensée de Carl Schmitt en Chine n'est pas fortuit. Le conflit dont s'occupe le penseur grec, et dont Heidegger a compris l'essence, appartient à juste titre à la liste de ces concepts théologiques qui, selon Schmitt, ont été "sécularisés" par la doctrine moderne de l'État.

photo-rabbin-daniel-farhi-héraclite.jpgDans le contexte islamique, puisque la révélation y est à la fois prophétie et loi, le sens réel du terme conflit utilisé par Héraclite apparaît avec toute sa force perturbatrice dans le concept théologique de djihad. Cela, rappelons-le, signifie littéralement "effort" et indique l'engagement de l'homme à s'améliorer, à devenir un "vrai" être humain, paraphrasant l'interprétation qu'en donne l'imam Khomeiny [2].

Le djihad, tel que rapporté dans un hadith bien connu du prophète Muhammad, peut être de deux types : majeur (ou intérieur) et mineur (ou extérieur). Le djihad majeur consiste en la lutte intérieure, comme nous venons de le dire, pour devenir un véritable homme ; tandis que le djihad mineur indique en fait la lutte armée contre un ennemi extérieur au dar al-Islam (maison de l'Islam). Donc, contre quelqu'un qui se trouve dans le dar al-harb (maison de la guerre).

Ce concept se retrouve déjà dans la civilisation chinoise traditionnelle. Au-delà des frontières impériales, en effet, se trouvait l'espace des "barbares" : une région "inculte", un royaume de la guerre et un espace purement quantitatif dans lequel les vertus de jen (solidarité de groupe) et de yi (équité) n'étaient pas pleinement réalisées.

En termes de théorie géopolitique classique, les concepts de conflit interne et externe peuvent facilement être appliqués à l'idée organique de l'État (une entité vivante qui est à la fois morale et spirituelle) développée par Friedrich Ratzel [3]. Ainsi, si l'État est considéré comme un organisme, son conflit intérieur est son effort pour devenir une entité forte, unie et pleinement souveraine, capable d'agir indépendamment et sur un pied d'égalité avec les autres acteurs internationaux dans un théâtre régional ou mondial. Et il est clair que cet effort interne représente la condition préalable essentielle de l'effort externe et, par rapport à ce dernier, joue un rôle primordial.

Maintenant, en voulant transposer l'idée, que nous venons de reconstruire dans le présent texte, à l'actualité géopolitique de la République populaire de Chine, il apparaît évident que les concepts schmittiens de la politique comme "conflit" et de l'opposition dichotomique ami/ennemi ont connu une diffusion notable (et peut-être même inconsciente) à Pékin.

La politique de la "Chine unique" menée par la République populaire se traduit en effet ouvertement par un effort interne dont l'objectif est la réalisation d'une unité nationale complète non seulement en termes territoriaux (rétablissement de la souveraineté sur Taiwan, par exemple), mais aussi en termes idéologiques, en luttant contre cet "ennemi interne" qui se présente sous les différentes formes de séparatisme soutenu par l'Occident : du modèle terroriste du Mouvement islamique du Turkestan oriental (qui a été supprimé récemment de la liste des organisations terroristes par les États-Unis par pure coïncidence) à la rébellion "sorosienne" à Hong Kong, jusqu'à l'influence exercée par des sectes anti-traditionnelles comme le Falun Gong, aujourd'hui revigorée par l'alliance avec le phénomène des QAnon.

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Le chercheur chinois Liu Xiaofeng (profondément influencé par Schmitt), dans son recueil d'essais Sino-Théologie et philosophie de l'histoire, souligne les différences entre le concept européen d'État-nation et le substrat idéologique dans lequel s'est développé l'État chinois actuel. Les meilleurs penseurs politiques chinois, dit le professeur de l'université de Renmin, ont parfaitement compris que l'impérialisme européen moderne était loin de l'ancien concept d'Empire (plus proche, à certains égards, de celui des Perses et des Chinois). Et ils ont réalisé qu'à l'époque moderne, il n'y avait pas qu'un seul impérialisme, mais plusieurs formes d'impérialisme contradictoires, une pour chaque État-nation[4].

coverimage.jpgDans ce contexte, selon l'historien et homme politique Liang Qichao, qui a vécu au tournant des XIXe et XXe siècles à l'époque du déclin inexorable et de la partition impérialiste de l'espace chinois, la solution ne pouvait être que la création d'une forme de nationalisme chinois. Cependant, ce que Qichao considérait comme du nationalisme était une forme de conscience politique et culturelle nationale, mais pas du nationalisme au sens européen du terme. En fait, ce concept est resté complètement étranger à la forme impériale traditionnelle qui, même aujourd'hui, dans son expression modernisée et influencée par le marxisme-léninisme, ressemble davantage au modèle achéménide qu'à l'idée européenne de l'État-nation et de ses impulsions impérialistes. Et, en tant que telle, elle s'est imposée dès son origine comme un dépassement en nuance de cette idée.

L'historiographie occidentale, à travers ce qu'on appelle l'histoire globale, a tenté de dépasser le système eurocentrique basé sur l'État-nation, en le remplaçant par une idée de l'histoire axée sur le changement des structures sociales. Liu Xiaofeng, contrairement à certains de ses collègues et compatriotes, a eu le mérite de réaliser que cette histoire mondiale n'est pas née avec l'essai de William H. McNeill de 1963, The Rise of the West. A History of Human Community [6]. Il a également compris que le désir de surmonter l'eurocentrisme a simplement abouti à une forme assez paradoxale de cosmopolitisme qui cache un impérialisme naturel de matrice anglo-américaine (celui qui est sorti vainqueur du choc avec les autres formes d'impérialisme européen). Ce cosmopolitisme, en effet, continue de considérer le canon "occidental", inspiré des valeurs du capitalisme libéral, comme le meilleur modèle dans l’absolu. Cependant, ce cosmopolitisme occidental examine d'autres modèles avec la bienveillance due au bon sauvage que l’on étudie selon les canons de l’anthropologie et, peut-être, que l’on éduquera à terme (même par le biais du "bombardement humanitaire") pour l'émanciper de lui-même.

81Oe29BuvPL.jpgAinsi, l'histoire mondiale n'a été que la superstructure historiographique du libéralisme occidental à l'époque de la guerre froide et de l'instant unipolaire.

Bien avant l'essai de McNeill, comme le rappelle à nouveau Xiaofeng, Carl Schmitt a publié Le Nomos de la Terre, un ouvrage qui, plutôt que de subvertir l'eurocentrisme aujourd'hui disparu, a pleinement réalisé qu'il avait déjà été remplacé par un système centré sur l'Amérique [7]. Mais Schmitt, contrairement aux prophètes de l'histoire mondiale, utilisait encore un modèle historiographique centré sur les entités étatiques. L'idée fondamentale de Schmitt était de comprendre que les affrontements entre États resteraient fréquents et intenses, indépendamment du mythe cosmopolite de la citoyenneté mondiale, et que cela deviendrait même extrême dans certains cas.

Schmitt, en effet, a compris que la création et la croissance/le développement des États-Unis se sont déroulés dans un contexte où le jus publicum europaeum (celui qui régissait la guerre entre les monarchies chrétiennes européennes sur le sol du Vieux Continent) n'avait aucune valeur.

31V21xQ3hSL._SX327_BO1,204,203,200_.jpgLes États-Unis sont nés dans un "espace libre" où prévalait la loi du plus fort, celle de l'état de nature et sur le fond idéologico-religieux du thème biblique de l'Exode et de la conviction messianique de la construction du "Nouvel Israël" et de la "Jérusalem sur terre" : des principes qui sont à la base de l'idée puritaine de supériorité morale et de prédestination et qui représentent les fondements existentiels de l'américanisme. Les États-Unis sont nés en totale opposition au modèle européen. Leur entrée sur le Vieux Continent marque le passage de la guerre "légale" à la guerre "idéologique" : l'ennemi doit non seulement être vaincu, mais diabolisé, criminalisé et donc anéanti. Ce que les États-Unis ont fait, c'est ramener en Europe la loi du plus fort, en la considérant, comme les Européens l'avaient fait avec l'hémisphère occidental à l'époque moderne, comme un "espace libre" à soumettre à la simple conquête.

Xiaofeng applique ces idées schmittiennes à la situation géopolitique actuelle en Extrême-Orient et en Chine en particulier. La Chine, à un moment où la « lutte intérieure », que nous évoquions, n'avait pas encore abouti à la formation d'un État fort et pleinement souverain qui lui permettrait de participer pleinement (et équitablement) au forum international, a dû opter pour un accès "technique" au système, par l'entrée dans les institutions internationales. Cette méthode était opposée à celle purement politico-militaire utilisée par le Japon au tournant des XIXe et XXe siècles, lorsque le processus de modernisation endogène réalisé par l'Empire nippon lui a permis de s'affirmer comme une puissance mondiale.

Cependant, l'erreur fondamentale de la classe politique chinoise dans la première moitié du XXe siècle a été de croire que le droit international s'appliquait avec équité à tous les membres de la communauté qui acceptaient ses normes. Xiaofeng rappelle que Tchang Kaï-chek restait fermement convaincu, malgré l'avertissement du conseiller militaire allemand Alexander von Falkenhausen, que les puissances européennes (France et Grande-Bretagne) et les États-Unis viendraient au secours de la Chine face à l'agression japonaise à la fin des années 1930 [8]. De toute évidence, rien de tout cela ne s'est produit et ce n'est qu'avec le début de la Seconde Guerre mondiale et l'entrée des États-Unis dans le conflit que la situation a commencé à changer. 

La nature réelle du droit international a été bien décrite au délégué en URSS de la République de Chine de l'époque, Chiang Ching-kuo, par Joseph Staline. Le "Vozhd", très franchement, lui a dit : "tous les traités sont des chiffons de papier, ce qui compte, c'est la force" [9].

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En effet, la méthode "technique" décrite par Xiaofeng, par laquelle la Chine a d'abord essayé de se garantir une participation au système des relations internationales, ne lui a pas permis d'atteindre pleinement un équilibre des pouvoirs avec les puissances européennes ou avec les Etats-Unis. Ce n'est qu'avec la révolution maoïste et la victoire dans la guerre de Corée que la possibilité de cet objectif a commencé à se manifester.

Il est bon de rappeler que les États-Unis ont historiquement appliqué à la Chine, avant et après Mao (et bien qu'en phases alternées), une stratégie appelée "politique de la porte ouverte". Dans la période unipolaire, cette politique stratégique a pris la forme d'une sorte d'accord (théoriquement parfait) selon lequel la Chine, exportateur de biens et importateur de liquidités, prenait en charge les titres de la dette américaine, tandis que les États-Unis, consommateur et débiteur, pouvaient compter sur une suprématie militaire durable en se concentrant sur une nouvelle révolution technologique, pour laquelle la concurrence chinoise n'était même pas prise en considération. Comme le dit l'historien Aldo Giannuli : "Dans la vision néo-libérale, l'ouverture mondiale des marchés aurait dû faire de la Chine le principal centre manufacturier du système mondial, mais à condition que le fossé technologique reste constant, voire s'élargisse, et que la balance commerciale ne penche pas trop vers l'Est" [10].

Cependant, avec la crise de 2008, cette entente s'est rapidement fissurée et s'est détériorée déjà sous l'administration Obama qui, dans une tentative de se mettre à l'abri, a opté pour la stratégie géopolitique du « Pivot vers l'Asie » en relation avec le déplacement rapide du centre du commerce mondial vers l'Extrême-Orient. Une stratégie que l'administration Trump a tenté de pousser à l'extrême par une militarisation constante des mers adjacentes aux côtes chinoises et en incitant aux opérations de sabotage le long des voies de communication de la nouvelle route de la soie.

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L'erreur de jugement américaine a donc une origine beaucoup plus lointaine que ce qui est constamment proposé dans les analyses géopolitiques actuelles. Avec la traversée du fleuve Yalu et l'entrée des volontaires chinois en Corée, Pékin avait déjà envoyé un signal assez clair aux États-Unis : vous n'êtes pas les bienvenus de l'autre côté du 38e parallèle. Avec les réformes et les politiques d'ouverture de Deng Xiaoping au début des années 1980 et l'échec du soulèvement de la place Tienanmen, Pékin a envoyé un autre signal aux États-Unis : la Chine n'est plus un "espace libre" où l'on peut opérer à volonté (comme l'a fait Washington en Europe) ou divisible par des moyens économiques et des politiques d'infiltration culturelle.

L'ascension rapide de la Chine hors du "contexte libéral" et en vertu d'un système "illibéral", profondément étatiste et bien décrit également dans le nouveau plan quinquennal du PCC centré sur le principe de la double circulation (demande interne/demande externe), a envoyé un nouveau signal: la fin du système mondial centré sur les États-Unis est proche.

L'accord de libre-échange RCEP - Regional Comprehensive Economic Partnership est le premier pas vers la construction d'une sphère de coopération asiatique libérée de la présence déstabilisatrice de l'Amérique du Nord.

Il est clair qu'une telle éventualité ne sera pas acceptée de plein gré par les États-Unis. Mais aujourd'hui, Pékin, consciente de la nécessité d'un État fort, y compris en termes d'homogénéité idéologique et d'objectifs, est également bien préparée à la lutte contre l'ennemi extérieur.

index.jpgNOTES

[1] J’ai traité ce sujet dans mon livre Essere e Rivoluzione. Ontologia heideggeriana e politica di liberazione, NovaEuropa, Milano 2018.

[2]Cf. R. Khomeini, La più grande lotta. Per liberarsi dalla prigione dell’ego ed ascendere verso Dio, Irfan Edizioni, Roma 2008.

[3]Cf. F. Ratzel, Lo Stato come organismo, “Eurasia. Rivista di studi geopolitici” 3/2018.

[4]L. Xiaofeng, Sino-Theology and the philosophy of history. A collection of essays by Liu Xiaofeng, Brill, Boston 2015, p. 99.

[5]Ibidem.

[6]L. Xiaofeng, New China and the end of the international American law, www.americanaffairsjournal.org.

[7]Cf. C. Schmitt, Il nomos della terra, Adelphi Edizioni, Milano 1991.

[8]New China and the end of the international American law, ivi cit.

[9]Ibidem.

[10]A. Giannuli, Coronavirus. Globalizzazione e servizi segreti, Ponte alle Grazie, Milano 2020, p. 236.

 

 

jeudi, 10 décembre 2020

La perception des idées de Martin Heidegger et Carl Schmitt en Chine

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La perception des idées de Martin Heidegger et Carl Schmitt en Chine

Par Xie Dongqiang

Traduction de Juan Gabriel Caro Rivera

Ex: https://www.geopolitica.ru/es

Martin Heidegger

Martin Heidegger était un penseur allemand, l'un des plus grands philosophes du XXe siècle. Il a créé la doctrine de l'Être comme l'élément fondamental et indéfinissable, mais faisant partie intégrante de l'univers. Il est l'un des plus éminents représentants de l'existentialisme allemand.

Franz_Brentano_portrait.jpgSelon lui, la philosophie, pendant plus de 2000 ans d'histoire, a prêté attention à tout ce qui a les caractéristiques de l'"être" dans ce monde, y compris le monde lui-même, mais a oublié ce que cela signifie. C'est la "question de vie" de Heidegger, qui traverse toutes ses œuvres comme un fil rouge. Une des sources qui a influencé son interprétation de ce thème a été les travaux de Franz Brentano (photo) sur l'utilisation des différents concepts de l'être dans Aristote. Heidegger commence son œuvre principale, L’Etre et le Temps, par un dialogue tiré du Sophiste de Platon, qui montre que la philosophie occidentale a ignoré le concept d'être parce qu'elle considérait que sa signification allait de soi. Heidegger, pour sa part, exige que toute la philosophie occidentale retrace dès le début toutes les étapes de la formation de ce concept, appelant à un processus de "destruction" de l'histoire de la philosophie. Heidegger définit la structure de l'existence humaine dans son ensemble comme "Sorge" (= le Souci), qui est l'unité de trois moments : "être dans le monde", "courir en avant" et "être avec le monde de l'être". La "Sorge" est la base de "l'analyse existentielle" de Heidegger, comme il l'a appelée dans L'être et le temps. Heidegger pense que pour décrire une expérience, il faut d'abord trouver quelque chose pour laquelle une telle description a un sens. Ainsi, Heidegger déduit sa description de l'expérience à travers le Dasein, pour lequel l'être devient une question. Dans L’Etre et le Temps, Heidegger a critiqué la nature métaphysique abstraite des façons traditionnelles de décrire l'existence humaine, comme l’"animal rationnel", la personnalité, l'être humain, l'âme, l'esprit ou le sujet. Le Dasein ne devient pas la base d'une nouvelle "anthropologie philosophique", mais Heidegger le comprend comme une condition pour la possibilité de quelque chose comme "anthropologie philosophique". Selon Heidegger, le Dasein est "Sorge". Dans la partie sur l'analyse existentielle, Heidegger écrit que le Dasein, qui se trouve jeté au monde entre les choses et les Autres, trouve en lui la possibilité et l'inévitabilité de sa propre mort.

L'essence de la pensée de Heidegger est la suivante : l'individu est l'existence du monde. Parmi tous les mammifères, seuls les humains ont la capacité d'être conscients de leur existence. Ils n'existent pas en tant que "je" associé au monde extérieur, ou en tant qu'entités qui interagissent avec d'autres choses dans ce monde. Les gens existent grâce à l'existence du monde et le monde existe grâce à l'existence des gens. Heidegger pense également que les gens sont en contradiction : ils prédisent une mort imminente, ce qui entraîne des expériences douloureuses et effrayantes.

Quant à l'adoption du Soi et du temps en Chine, Wang Heng souligne dans Foreign Philosophy que cela fait partie de l'existentialisme. Cela est probablement dû à l'atmosphère idéologique de lutte pour la liberté et la libération de l'homme dans les années 1980. Chacun croit que l'existence ou la survie est comprise comme un libre choix de l'individu. Il semble maintenant que la lecture de L'Être et le Temps par les Chinois était un peu inappropriée. Car dans L'Être et le Temps, Heidegger a sévèrement critiqué les valeurs dites modernes de subjectivité, de liberté individuelle et de libération de l'homme.

Heidegger a également des considérations idéologiques plus profondes. Liu Jinglu a souligné dans son article "Sur la critique de la métaphysique traditionnelle de Heidegger" que Heidegger s'intéresse à une question plus fondamentale, la question fondamentale de la métaphysique ou de la philosophie occidentale, et même la question clé de la civilisation occidentale. Heidegger estime que, si nous voulons comprendre l'existence, nous devons partir de l'existence réelle des êtres humains ; "l'être" ne peut être considéré comme un objet réel, tout comme l'existence humaine. L'essence d'un être humain est "l'être", c'est-à-dire que les gens n'ont pas une essence définie. Il est probable que les gens se tournent vers l'avenir et fassent face à leur propre mort.

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Après la Première Guerre mondiale, la civilisation occidentale moderne a été confrontée à une grave crise, c'est-à-dire à de profonds doutes sur le rationalisme moderne. Depuis le XVIIIe siècle, les Occidentaux ont senti qu'ils pouvaient comprendre le monde par la raison, la science et la technologie et établir un ordre social et politique rationnel, réalisant ce que Kant appelait la "paix perpétuelle". Mais la Première Guerre mondiale a fortement entamé cette confiance. C'est le contexte idéologique de l'Être et du Temps de Heidegger. Heidegger a posé la question suivante : cette philosophie rationaliste moderne peut-elle vraiment expliquer et transformer le monde ? La conclusion de L’Etre et le Temps est que le rationalisme moderne en tant que base philosophique de la civilisation moderne n'est pas enraciné en lui-même, parce que la connaissance rationnelle des gens est enracinée dans les émotions spécifiques de la vie des gens.

Plus tard, Heidegger a qualifié la crise du monde moderne de nihilisme. Il a déclaré que le nihilisme n'est pas une crise morale, qu'il ne signifie pas que notre vie a perdu son fondement moral, et qu'il n'est même pas une crise des valeurs comme Nietzsche l'a compris. Selon lui, la crise du nihilisme est la crise de toute la civilisation moderne en tant qu'époque technologique. Car l'essence de la technologie est d'abord de transformer l'"être" en un objet reconnaissable, un "être" compréhensible, puis de le conquérir et de le contrôler. La technologie, c'est comme le formatage d'un ordinateur, le formatage de tout. Le monde de l'existence humaine n'a donc plus aucun mystère et plus aucune source de sens. Heidegger a dit qu'à l'ère de la technologie, pourquoi les dieux se sont-ils enfuis ? Parce que les dieux doivent rester là où ils ne peuvent pas être atteints. Au niveau le plus profond, la pensée ultérieure de Heidegger nous oblige à réfléchir à de nombreuses questions fondamentales pour la survie de l'homme à l'ère de la technologie. Car à l'ère de la technologie, les gens sont confrontés non seulement à la fuite des dieux, mais aussi à d'importantes questions éthiques et morales qui sont étroitement liées à nos vies particulières. Heidegger nous demandera s'il y a un domaine que les humains ne peuvent pas comprendre et contrôler. Dans une période ultérieure de sa vie, il a cru que "l'être" est la source de toutes les pensées, et que nous devrions toujours trembler devant lui. Bien que l'être soit hors de portée de nos pensées, toutes nos pensées proviennent de ses dons.

Dans une interview intitulée "À propos de Heidegger et de sa philosophie", le professeur Wu Zengding, du département de philosophie de l'université de Pékin, estime que, bien que l'étude de Heidegger en Chine ait porté à l'origine sur l'Être et le Temps, de nombreux chercheurs se sont penchés sur ses pensées ultérieures, en particulier sur les pensées postérieures aux traditions de la pensée traditionnelle chinoise. Autre exemple : l'implication de Heidegger dans le nazisme et dans d'autres problèmes sont aujourd'hui très populaires dans les milieux universitaires et idéologiques occidentaux ; les universitaires chinois, bien qu'ils soient également concernés par ces questions, ne les considèrent pas comme les plus importantes dans la pensée de Heidegger.

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En outre, Wu Zhengding a souligné dans des interviews que l'importance fondamentale de Heidegger pour les universitaires chinois est qu'il leur fournit une référence particulièrement bonne pour comprendre les traditions philosophiques occidentales. Les érudits chinois croyaient inconsciemment que la civilisation occidentale progressait d'une lumière à l'autre et d'un progrès à l'autre : la Grèce antique était le point de départ et la modernité la fin. Mais Heidegger offre l'image inverse de la pensée. Elle aurait pu être pensée aussi bien à l'époque présocratique, à l'époque des Grecs et des Occidentaux qui, à cette époque, auraient pu avoir une compréhension plus réelle et plus profonde de l'"être", mais la civilisation moderne a oublié cette expérience mentale de l'"être".

En outre, Heidegger est également d'une grande importance chez les universitaires chinois pour comprendre la tradition idéologique de la Chine. Par exemple, les universitaires chinois ont utilisé le cadre de la philosophie occidentale ou de la métaphysique pour comprendre la pensée chinoise. Les chercheurs chinois ont donc toujours douté de l'existence de la philosophie dans la Chine ancienne. La science existe-t-elle ? L'épistémologie et la métaphysique existent-elles ? Les universitaires chinois pensent qu'une partie de la pensée chinoise est éthique et une autre métaphysique, mais quelle que soit la manière dont on l'explique, elle ne correspond pas à la philosophie occidentale, c'est-à-dire à la métaphysique. Mais aux yeux de Heidegger, les universitaires chinois auront le sentiment que la métaphysique occidentale elle-même peut être problématique, et qu'il n'est pas nécessaire de l'utiliser comme condition préalable et standard pour comprendre et expliquer la pensée chinoise, ou pour se plier délibérément à une école ou un système occidental particulier.

Carl Schmitt

Carl Schmitt est un théologien, juriste, philosophe, sociologue et théoricien politique allemand. Schmitt est l'une des figures les plus importantes et les plus controversées de la théorie juridique et politique du XXe siècle, grâce à ses nombreux ouvrages sur le pouvoir politique et la violence politique.

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Dans La notion du politique, Schmitt a écrit que la principale différence en politique est la différence entre amis et ennemis. C'est ce qui sépare la politique de tout le reste. L'appel judéo-chrétien à aimer ses ennemis s'inscrit parfaitement dans la religion, mais il ne peut être concilié avec la politique, qui implique toujours la vie et la mort. Les philosophes moraux se soucient de la justice, mais la politique n'a rien à voir avec le fait de rendre le monde plus juste. Les échanges économiques ne nécessitent que de la concurrence, pas de l'extinction. La situation est différente en ce qui concerne la politique. Schmitt dit : "La politique est la confrontation la plus intense et la plus extrême". La guerre est la forme la plus violente de la politique, et même s'il n'y a pas de guerre, la politique exige toujours que vous traitiez vos adversaires comme hostiles à ce que vous croyez.

Les conservateurs ont été plus attentifs aux opinions politiques de Schmitt que les libéraux. Schmitt pense que les libéraux ne sont jamais devenus des politiques. Les libéraux ont tendance à être optimistes sur la nature humaine, mais toutes les vraies théories politiques supposent que les gens sont mauvais. Les libéraux croient en la possibilité d'un gouvernement neutre qui peut régler les positions conflictuelles, mais pour Schmitt, comme tout gouvernement ne représente que la victoire d'une faction politique sur une autre, une telle neutralité n'existe pas. Les libéraux insistent sur le fait qu'il existe des groupes sociaux qui ne sont pas limités à l'État ; mais Schmitt estime que le pluralisme est une illusion car aucun État réel n'a permis à d'autres forces, comme la famille ou l'église, de s'opposer à son pouvoir. En bref, les libéraux s'inquiètent des autorités parce qu'ils critiquent la politique, ils ne s'impliquent pas dans la politique.

978-1-137-46659-4.jpgLe professeur Xiao Bin a souligné dans son livre "De l'État, du monde et de la nature humaine à la politique : la construction du concept politique de Schmitt", que l'homme lui-même est un être dangereux. "Il prétend que la politique est un danger pour les gens." La question suivante qui se pose lorsque l'on participe à la politique est d'expliquer ce qu'est la politique, en particulier la nature de la politique. La survie de l'unité nationale exige comme condition préalable une distinction entre ennemis et amis. Une politique fondée sur la séparation des ennemis et des amis est non seulement le destin inévitable de l'unité de la nation et de l'État, mais aussi la base de son existence. Schmitt a une compréhension unique de la nature de la politique : la norme de la politique est de séparer les amis et les ennemis. En fait, ce que nous appelons la politique implique la relation entre un ami et un autre, et la différence est l'intensité de cette différence. Cependant, nous ne pouvons pas ignorer le fait que les origines théologiques les plus secrètes et les plus mystérieuses et le nationalisme allemand ont un niveau de critères différent pour séparer les amis des ennemis.

En matière de politique, l'Est et l'Ouest parlent surtout de la compréhension de la nature humaine. Schmitt a également reconnu ce point : une question fondamentale de la philosophie politique est le débat entre le "mal" ou le "bien" dans la nature humaine. Dans son livre Le concept du politique, Schmitt soutient que les êtres humains sont par nature incertains, imprévisibles et qu'il s'agit toujours d'un problème non résolu. La conception confucéenne chinoise de la nature humaine met davantage l'accent sur le "développement de l'esprit". L'Occident, qui est très différent de l'Orient dans son tempérament spirituel, admire encore plus la "philosophie spirituelle". La civilisation maritime et l'histoire des affaires uniques de l'Occident ont permis à la connaissance et à l'intelligence de pénétrer et de dominer la politique. Selon Schmitt, le "bien" signifie l'existence de la "sécurité", le "mal" signifie le "danger". Le "danger" apporte de la vitalité au monde.

Selon Schmitt, la politique est toujours dominée par la nécessité de distinguer entre amis et ennemis. Les amis et les ennemis ne sont pas créés à partir de rien. Du point de vue de la théorie du contrat social : dans un état de nature, qu'il s'agisse d'un état de coexistence pacifique entre les gens ou d'un état de guerre lorsque les gens vivent ensemble comme des loups, les conflits sont inévitables. Marx a compris que l'État a été créé avant l'antagonisme des classes et que la politique est un produit de la lutte des classes. Cependant, Marx a mis l'accent sur la lutte des classes, et le but ultime est d'éliminer les classes et de supprimer la base économique créée par les classes. Marx a démontré la possibilité de l'élimination des classes, c'est-à-dire la réalisation de la liberté et de la libération de toute l'humanité : le communisme.

imagescs.jpgDu point de vue ci-dessus, la politique émerge des conflits humains et les phénomènes politiques de la société humaine sont inévitablement associés aux conflits et à la coopération. Même si vous comprenez la politique en termes de bonté et de moralité, comme Aristote, elle ne peut pas cacher l'existence du mal. Sous le bien suprême se trouve la crise du mal. L'homme est l'existence de l'incertitude, l'homme est un animal politique naturel, et où qu'il soit, il y aura des conflits. Dans les conflits, il y aura inévitablement deux camps opposés et la politique ne peut pas se débarrasser du conflit... Les deux aspects du conflit et de la confrontation nous donnent une base logique pour la division en amis et ennemis.

Schmitt a une vision pessimiste et négative du monde humain du point de vue de la théologie religieuse. L'état idéal de perfection n'existe que dans le Royaume de Dieu. Même la paix de Dieu serait inévitablement libérée de l'inimitié et des conflits. Ce mysticisme pessimiste détruit le caractère actif et optimiste des gens. Marx appelait la religion l'opium du peuple. La vie politique doit être construite sur la base matérielle d'une époque particulière. Bien que Schmitt ait attaqué le marxisme, sa philosophie politique n'a apparemment pas réussi à se libérer des chaînes de la théologie. Cette recherche de l'éternité et de la métaphysique absolue relie la philosophie politique à de mystérieuses traditions théologiques et souligne le statut absolu des facteurs politiques. La vision politique de l'ennemi et de l'ami fournit une méthode d'argumentation et affaiblit le souci humaniste qui existe dans la tradition de la philosophie politique occidentale.

La vision politique des ennemis et des amis de Carl Schmitt est la clé de notre compréhension de son concept politique. Plusieurs expositions, comparaisons et même arguments autour des pensées politiques de Schmitt sur les ennemis et les amis dans l'histoire ne sont pas sans fondement. Selon la compréhension de Gao Quanxi, il l'a même appelé "un penseur plein de mordant". Sous le couvert du nationalisme, Schmitt a compris la politique comme un ennemi de l'État national et l'a combattue. L'idée de théologie politique indique, à un niveau plus profond, que ce qui distingue les ennemis du Christ et lutte contre eux est la politique. Selon lui, "le lien systématique entre les prémisses théologiques et politiques est clair. Cependant, la participation théologique tend à confondre les concepts politiques car elle fait entrer la division des ennemis et des amis dans le domaine de la théologie morale". Avec une vision aussi pessimiste de la nature humaine, il n'est pas difficile d'adopter une attitude sceptique et jalouse à l'égard de la nature humaine. L'énoncé du mal sexuel dans un sens existentiel souligne que le contenu des actions humaines est entièrement déterminé par des impulsions, comme les animaux, et croit que cela est inévitable en fin de compte, ce qui vient de leur foi chrétienne. La vision politique que Schmitt a des amis et des ennemis est une combinaison de ces deux niveaux.

mercredi, 02 décembre 2020

La "nouvelle mythologie" dans la conception politique de Carl Schmitt

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La "nouvelle mythologie" dans la conception politique de Carl Schmitt

Par Luca Leonello Rimbotti

Ex: http://www.centrostudilaruna.it

"La proximité de Schmitt avec l’exigence romantique d'une "nouvelle mythologie" et la contrainte d'espérer en un "dieu du futur" réside dans la conviction de la perte irrémédiable du fondement transcendant du monde et des sociétés, de la disparition dans les esprits d'une instance ultra-mondaine qui pourrait encore garantir un ordre dans la vie ». Cette phrase de Stefan Nienhaus montre clairement que la pensée de Carl Schmitt, loin de s’épuiser en une théorie juridique, était au contraire une conception véritable et complète du monde. Il souligne ainsi l'importance historique de la pensée de Schmitt (un auteur qui, après être tombé amoureux de nos intellectuels frivoles, les a rapidement remis dans le tiroir des objets dont on ne se sert plus). En fait, Carl Schmitt ne se borne pas à identifier et proposer des techniques de gouvernement pour faire face à la crise de l'Occident. Il met en exergue des pouvoirs de souveraineté charismatique, sans lesquels toute politique est réduite à l'administration et toute administration à la comptabilité.

Un nouveau type de mythe et de "mythologie" aurait donc pris le jus publicum europaeum en déclin pour le replacer au sommet de la chaîne de décision, et pour reconstruire les catégories de l'homme politique non pas sur la base de la subversion laïque libérale, mais sur celles, traditionnelles, d'une "théologie politique". En fait, Carl Schmitt nous dit: nous pensons à un nouveau modèle d'État, tiré des exemples les plus nobles, tiré de forces idéelles transcendantes, comme il y en avait dans le passé. Nous pensons à une nouvelle politique, taillée sur l'idée de la souveraineté sacrée qui était jadis pour l'Europe le secret de toute grandeur.

9783428088058-fr-300.jpgAinsi, Schmitt en est venu à théoriser un État refondu incarnant la décision souveraine, à neutraliser les affrontements destructeurs issus des chocs entre intérêts privés, et enfin, à se positionner comme un tiers supérieur capable de faire prévaloir le dernier mot d'une autorité radicale, exprimée dans l'état d'exception, sur le conflit social. On comprend qu'avec de telles idées, Schmitt était sur une trajectoire de collision avec le conservatisme prussien politiquement hégémonique dans l'Allemagne wilhelminienne, et aussi dans uneplus large mesure dans l'Allemagne de Weimar. Le pouvoir d'État, pour l'école prussienne, plus que l'autorité transcendante, c'était l'autoritarisme immanent, et plus que la synthèse hégélienne des contraires, c'était l'affirmation monolithique d'un principe unique et ossifié. C'est pourquoi Schmitt a considéré le suicide du grand poète prussien Heinrich von Kleist - un adepte de l'idée métaphysique du Reich -, qui a eu lieu théâtralement sur les rives du lac Wannsee, comme le symbole de l'échec historique du prussianisme et comme un effet tragique de ses contradictions. Schmitt a alors développé la conviction qu'une relance de l'Europe était possible mais sur d'autres bases. Sur la base, précisément, d'une théologie politique. Très critique à l'égard de la pensée politique du Romantisme - accusé d'extravagances irréalisables - Schmitt en est néanmoins une parcelle, et ce, au moment même où il pense que la restauration de l'Esprit est possible sur des bases irrationnelles mais objectives. Greffer le point de vue prométhéen d'un nouveau mythe communautaire dans la pratique politique était plus qu'un rêve. Reconnaître le sens cosmologique de la pensée présocialiste d'un Proudhon, ou le sens poético-visionnaire d'un Theodor Däubler comme antécédents du pouvoir politique, peut sembler une rechute de Schmitt dans ces divagations très impolitiques dont il avait accusé le romantisme.

Il y a un fait, un détail biographique, qui peut nous aider à comprendre ce que Schmitt avait en tête après tout. Examinons maintenant le passage qu’il a effectué dans son existence : celui qui part de la position du juriste et conseiller technique, homme de confiance du système autoritaire mais weimarien de Schleicher, à celle d’un conseiller d'État prussien sous le régime d'Hitler. Ce passage révèle tout à la fois la critique que formule Schmitt à l’encontre d'une méthode de pouvoir désormais dépassée par l'histoire, qui n’est plus en contact avec les événements, soit la méthode du vétéran de la vieille Prusse. Et révèle également son attrait pour un principe révolutionnaire qui concevait l'autorité dans un sens charismatique et populaire, selon les postulats implicites d'un communautarisme qui entendait allier tradition nationale et modernité. Le juriste, donc, en principe ennemi des dérives utilitaires de la modernité, préoccupé par l'avancée de la technologie et par la brutale sécularisation des rapports sociaux, se serait trouvé face à la possibilité de construire réellement les bases d'un pouvoir qui réunirait d'un seul coup l'aversion pour le romantisme, représenté par exemple par le vieil Adam Müller, sans nier le noyau de la politique romantique, et plutôt en le renforçant, c'est-à-dire la possibilité de participer à l'érection d'un pouvoir sacré, centré sur le charisme du romantisme.

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Schmitt aurait aussi pensé un équilibre entre théologies prémodernes et eschatologies rédemptrices de la société, telles que les pensaient les utopistes du socialisme pré-marxiste. Le Troisième Reich n'est-il pas en fait apparu comme un régime nouvellement créé mais traditionaliste, basé charistiquement sur le culte du Führer, mais en même temps populaire et communautaire, comme une sorte de socialisme sans Marx ? Tout semblait donc conspirer pour ce rapprochement entre le juriste et le dictateur, qui allait alors, en 1945, coûter à Schmitt la prison et la purge.

Die-Diktatur.jpgLa quadrature du cercle entre le pouvoir hiérarchique et la participation du peuple, entre la figure salvatrice du Guide et l'égalité des droits, a été réalisée par Schmitt à travers l'élaboration d'une sorte de démocratie germanique. Critiquant le concept ecclésiastique de pasteur et de fidèle (ndt : de distinction entre le pasteur « sachant » et actif et les fidèles passifs), Schmitt a écrit dans Staat, Bewegung und Volk en 1934 que "cette vision ecclésiastique est que le pasteur reste absolument transcendant par rapport au troupeau. Ce n'est pas notre concept de la Führung". Le nouveau concept de Führung, de commandement, d'autorité, Schmitt l’a en effet placé dans "l'égalité absolue de la lignée entre le leader et les suiveurs (la suite, die Folge)... Seule l'égalité de la lignée peut empêcher le pouvoir du leader de devenir tyrannique et arbitraire". De ce point de vue de la hiérarchie égalitaire, l'accès populaire aux différents rangs sociaux était garanti par le Führerprinzip, la plate-forme de masse de l'autorité charismatique. L'histoire a donc mis entre les mains de Schmitt un cas concret de théologie politique...

Dans Ex Captivitate Salus, le livre écrit dans la prison de Nuremberg en 1945 et qui représente un de ces moments où "les vaincus écrivent l'histoire", Schmitt a retenu quelques pages relatives à sa célèbre distinction entre Ami et Ennemi, qu'il considère à la base de toute identité forte : ceux qui n'ont pas le bien d'avoir des ennemis, n'ont même pas le bon « heur » de se connaître eux-mêmes. Il est difficile de rester équilibré sur ce sommet, mais c’est néanmoins très indispensable : vivre son ego à travers la diversité de l'autre. Cela signifie se battre pour un monde de différences, présentement détruit, où nous aussi, nous sommes détruits. Schmitt a ajouté une dernière phrase à ces considérations : "Les mauvais sont certainement les annihilateurs qui se justifient au motif que les annihilateurs doivent être anéantis". Que voulait-il dire par là ? N'a-t-il pas pensé aux juges alliés qui l'ont précédé et qui ont accusé les vaincus de crime et de violence, assis tranquillement sur d'immenses ruines, fruits d'autres crimes et d'autres violences ? C'est probablement la vraie sagesse de la cellule. Un testament laissé à l'Europe, mais que les Européens doivent encore – trente-cinq ans après la mort de Carl Schmitt - apprendre à comprendre.

* * *

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Le "Kronjurist" du Reich

Né en 1888 à Plettenberg, en Westphalie, Carl Schmitt a étudié aux universités de Strasbourg (alors allemande) et de Munich, où il a été l'élève de Max Weber. En 1922, il obtient la chaire de droit public d'abord à l'université de Greifswald, puis à l'université de Bonn, et plus tard à celles de Berlin (1926), de Cologne (1932), de nouveau de Berlin (de 1933 à 1945). Il est devenu l'une des personnalités universitaires les plus influentes en Allemagne et a également occupé des fonctions publiques pendant plusieurs années, tant sous le régime de Weimar que sous le Troisième Reich, pendant lequel il a été président de l'Association des juristes allemands. En 1936, cependant, à la suite de certaines controverses idéologiques avec des cercles proches de la SS, il renonce à toute activité en dehors de l'enseignement. Arrêté en 1945 par les Alliés comme l'une des plus hautes autorités culturelles du Troisième Reich, il est emprisonné à Nuremberg et jugé. Absent de tout car empêché de reprendre l'enseignement, il se consacre à ses études et à ses publications jusqu'à sa mort en avril 1985 dans son village natal de Plettenberg. En Italie, après la publication en 1935 des Principes politiques du national-socialisme (Sansoni), à l'instigation de Delio Cantimori, sa pensée est restée inconnue jusqu'à la publication de la première traduction d'après-guerre d'un de ses ouvrages, à l'initiative de Gianfranco Miglio (Le categorie del politica, il Mulino 1972). Il existe aujourd'hui de nombreuses traductions des œuvres de Schmitt. Parmi elles, nous soulignons : La Dittatura (Laterza 1975) ; Romanticismo politico (Giuffré 1981) ; Teoria del partigiano (Il Saggiatore 1981) ; Scritti politico giuridici 1932-1942 (Bacco & Arianna 1983) ; Terra e mare (Giuffré 1986) ; Ex Captivitate Salus (Adelphi 1987) ; Il nomos della terra (Adelphi 1991) ; Teologia politica II (Giuffré 1992). Le livre le plus complet sur la figure et la pensée de Schmitt est J.W. Bendersky, Carl Schmitt théoricien du Reich (Il Mulino 1989).

Extrait de Linea du 19 juin 2005

dimanche, 08 novembre 2020

Reichsidee und Großraum

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Reichsidee und Großraum

Von Alexander Markovics

Der Begriff „Reich“ ist in der deutschen Geschichte besonders wirkmächtig. Das kann man alleine schon daran erkennen, dass sich über den größten Teil der deutschen Geschichte von Karl dem Großen bis zum Ende des Zweiten Weltkrieges die Herrschaftsformen auf deutschem Gebiet als „Reich“ bezeichneten. Sowohl das Heilige Römische Reich mit seiner hierarchischen Ständegesellschaft, Fürsten und dem Kaiser an der Spitze, als auch der im Spiegelsaal von Versailles proklamierte Nationalstaat des Zweiten Reiches, sowie das Dritte Reich des nationalsozialistischen Führerstaates trugen allesamt diese Bezeichnung. Erst im Zuge der deutschen Niederlage 1945 trat plötzlich die Republik – in ihrer liberalistischen (BRD) und kommunistischen (DDR) Prägung – auf die Bühne der deutschen Geschichte. Zudem erlangten im Zuge der Proteste gegen die merkelsche Coronapolitik die sogenannten „Reichsbürger“ steigende Bekanntheit, die die Legitmität und Souveränität der BRD bestreiten. Angesichts dieser Verwirrung der Begriffe scheint es notwendig, den Begriff des Reiches klarzustellen und der Frage nachzugehen, ob das Reich das Potenzial dazu hat die Zukunft Deutschland und Europas zu bestimmen.

Wollen wir zum Ursprung des Reiches und damit der Reichsidee gehen, müssen wir in der indoeuropäischen Geschichte weit zurückgehen, genauer gesagt zum Weltreich Alexander des Großen. Im Zuge der Eroberung des iranischen Achämenidenreiches kam es nicht nur zur Eroberung des Nahen Osten durch Alexander von Makedonien, sondern auch zu einer geistigen Symbiose. Dadurch entstand nicht nur der Hellenismus – der zur Grundlage der europäischen Kultur wurde – sondern es fand das Denken der Iraner auch erstmals Eingang in das griechische Denken. So wie die Hellenen ab Alexander durch ihr Denken den Nahen Osten und Europa beeinflussten, taten dies vor ihnen die ebenfalls indoeuropäischen Achämeniden in ihrem Weltreich von Ägypten bis Persien. Dadurch kamen die Griechen in den Kontakt mit der Geschichte im Sinne einer zielgerichteten, heilgeschichtlichen Entwicklung und der Idee des Messias, dem Sajoschant, der am Ende der Zeiten die Armeen der Dunkelheit vernichten und dem Licht zum Sieg verhelfen sollte. Dieser dem Hellenismus vorangehende „Iranismus“ wurde somit neben dem Denken der Griechen zur Grundlage der europäischen Zivilisation, wie der russische Philosoph Alexander Dugin in seinen einführenden Vorlesungen zur Noomachie darlegt.

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Da unsere Geschichtsschreibung durch griechische Quellen und Historiker geprägt ist und wir somit die Eroberungszüge Alexanders nur aus der Sicht der Eroberer, nahm man diese Errungenschaften als Produkt des griechischen bzw. jüdischen Denkens (durch das Alte Testament) wahr. Im Römischen Reich, welches das Erbe der Griechen antrat, trat nun eine konkrete Vorstellung des Reiches dazu. So war bereits das heidnische Rom ein Herrschaftsgebiet, dass verschiedenste Völker und Stämme unter seiner Führung vereinte. Dabei tolerierte das Reich die Existenz verschiedener Völker in den von ihnen besiedelten Ländern und übernahm sogar Teile ihres religiösen Kultes. Zwar herrschte das Zentrum Rom über weite Teile des heutigen Europas, Nordafrikas und des Nahen Ostens nicht nur militärisch, sondern auch kulturell im Sinne des hellenistischen Denkens welches mit den römischen Legionen verbreitet wurde, jedoch duldete es eine gewisse Autonomie der unterworfenen Völker, solange diese nicht in den Aufstand gegen Rom traten. An seiner Spitze stand schließlich der römische Kaiser, der als oberster Brückenbauer „pontifex maximus“ auch eine sakrale Funktion inne hatte und somit kein rein weltlicher Herrscher war, sondern auch die göttliche Ordnung verkörperte. 

Mit dem Christentum als Staatsreligion veränderte sich auch die Reichsideologie. Der Kaiser wurde zum Stellvertreter Jesus Christus auf Erden, dem die Aufgabe zufiel, die Ankunft des Antichristen zu verhindern. Er wurde damit zum Katehon, zum Aufhalter des Antichristen. Mit dem Zusammenbruch des Kaiserreiches, so die christliche Weltsicht, würde sich der Teufel von seinen Ketten in der Hölle befreien und die Herrschaft der Dunkelheit unter der Führung der scharlachroten Frau auf Erden begründen. Diese würde dann erst mit der zweiten Ankunft Jesus Christus auf Erden und dem Jüngsten Gericht beendet werden. Das christliche Reich war somit in der Vorstellung seiner Bewohner eine Friedensordnung, welche diese vor dem Bösen bewahren sollte. Mag in der heutigen aufgeklärten Gesellschaft das alles sehr ungewöhnlich klingen, so glaubten die Menschen in Europa bis zum Ende der Renaissance an diese Art von Gesellschaft.

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Das erste deutsche Reich, oder besser gesagt das Heilige Römische Reich, ab dem 15. Jahrhundert mit dem Zusatz „Deutscher Nation“ versehen, verstand sich selbst als Fortführung des Römischen Reiches, unter deutscher Führung. Seine Gesellschaft war im Gegensatz zur heutigen Massendemokratie hierarchisch geprägt. Der erste Stand dieser Ständegesellschaft war der geistige Adel, die Priesterschaft welche das Primat der Idee symbolisierte, gefolgt vom weltlichen Kriegeradel, den Fürsten die in ihrer Wächterfunktion Schutz und Schirm boten, sowie an letzter Stelle den Bauern, welche die materielle Grundlage der Gesellschaft garantierten. Nicht das bürgerliche Individuum und seine materiellen Interessen standen im Mittelpunkt der Gesellschaft, sondern die Geistlichkeit und die Religion, die Menschen waren nach Ständen geordnet und besaßen Rechte und Pflichten. So wie sich das Reich aus seinen Gliedern zusammensetzte, bildete das Volk eine Einheit von Bauern, Adeligen und Geistlichen ab, an dessen Spitze der Kaiser stand. Dieser stand nicht nur über seinen Fürsten, sondern auch über den anderen christlichen Königen und nahm eine Mittlerfunktion zwischen ihnen ein – dieses System von Führung und Gefolgschaft wurde erst durch das Machstreben der Päpste und ihrer Unterstützung Frankreichs untergraben.

Das Reich bot durch seinen hierarchischen Aufbau die Möglichkeit der Koexistenz einer Vielzahl von Herrschaftsformen in einem ganzen. Freie Städte und Klöster waren seine Glieder, genauso wie größere Fürstentümer, die es vor Übergriffen schützte. Die Abwehr der Türken stellte dabei einen der großen Erfolge dieser Politik dar. Somit war es sicherlich kein Nationalstaat im heutigen Sinne, sondern mehr ein Flickenteppich, der jedoch in der Lage war im Sinne des Subsidaritätsprinzips und der Autonomie regionale Angelegenheiten auch regional zu lösen und Gefahren von Außen abzuwehren. Ebenso war es multi-kulturell im Sinne eines Nebeneinanders verschiedenster Völker und Kulturen unter einem Kaiser, nicht multi-ethnisch wie Berlin-Kreuzberg. So existierte auch ein Reichsitalien als Nebenland, Slawen lebten in zahlreichen Gebieten im Osten und Süden des Reiches, ebenso wie Franzosen im Westen. Unter dem „Staunen der Welt“ wie Kaiser Friedrich der II. von Hohenstaufen genannt wurde, erstreckte sich das Reich sogar bis nach Sizilien. Vor diesem Hintergrund kam es schließlich auch erstmals zur Herausbildung einer europäischen Identität – galt den Europäern bis dahin Asien als Sehnsuchtsort und Platz des Paradies in der sakralen Geographie, wurde im 17. Jahrhundert Europa selbst als Paradies verstanden und erhielt ein eigenes Bewusstsein.

41Slx8ar6bL._SX328_BO1,204,203,200_.jpgDie Kartenbilder der „Königin Europa“ aus dieser Zeit legen Zeugnis davon ab. Wie widerständig diese Ordnung war, können wir daran erkennen, dass sie sogar den für die Deutschen katastrophalen 30 Jährigen Krieg überlebte und erst von Napoleon, dem Nationalstaat und der Aufklärung zu Fall gebracht wurden. Soviel zur Geschichte des Reiches – doch inwiefern kann es ein Modell für die Zukunft sein? Wie der konservative Revolutionär Carl Schmitt in seiner Schrift zum „Nomos der Erde“ darlegte, haben die Europäer durch ihren Versuch im Rahmen des modernen Kolonialismus die ganze Welt europäisch zu machen ihr eigenes Wesen verloren. Mit dem Ende des Zweiten Weltkriegs ist es auch als eigener politischer Pol verschwunden und zum Spielball fremder Mächte geworden. Schmitt argumentiert hier wie schon in seiner 1941 erschienen Schrift zur „Großraumordnung mit Interventionsverbot für raumfremde Mächte“ für die Schaffung eines europäischen Großraumes, der in seinem Wesen dem mittelalterlichen Reich gleichkommt.

Im Unterschied zum liberalen Staat, so Schmitt, definiert sich das Reich durch ein politisch erwachtes Volk, als Träger der politischen Ordnung, dessen Idee in den Großraum ausstrahlt. Eine solche Idee ist der christliche Reichsgedanke mit dem Konzept des Katehon, der über den Erhalt der Friedensordnung wacht und feindliche Mächte abwehrt. Vor dem Hintergrund der entstehenden Multipolaren Welt, in der bereits Russland und China eigene Großräume errichten, können die Reichsidee und das Konzept des Katheon also Orientierung für die Zukunft dienen. Angesichts der gegenwärtigen Krise der westlichen Ordnung können sich Deutschland und Europa durch die Orientierung an der eigenen Geschichte wieder eine Zukunft geben, um das gegenwärtige geistige Vakuum zu füllen. Das Anknüpfen an die Tradition bedeutet dabei nicht ein stures Festhalten an der Vergangenheit, sondern eine Umlegung der Ideen unserer Ahnen auf Gegenwart und Zukunft, um wieder an die Ewigkeit anknüpfen zu können. Angesichts der nicht nur für Christen apokalyptisch wirkenden Zustände in Europa wäre es an der Zeit, dass die Deutschen wieder ihre Rolle als reichsbildendes Volk annehmen und abermals eine gerechte Friedensordnung in Vielfalt errichten.

mardi, 20 octobre 2020

Carl Schmitt and the Development of Conservative State Theory in China

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Carl Schmitt and the Development of Conservative State Theory in China

Seminar Series: Greater China Legal History
Organized by: CUHK LAW
 
Speaker: Prof. Ryan Mitchell
Date: 9 October 2020
 
 
Over the last decade or so, China’s Supreme People’s Court and the country’s political leaders have consistently rejected the idea of a “judicialized” Constitution, allowing individual litigation.
 
At the same time, the government has also been more vocal and emphatic than ever before in endorsing the national Constitution’s practical and symbolic importance. Is it really possible to endorse “constitutionalism” without endorsing judicial review? If so, how? Arguably, both Anglo-American liberalism and Marxism fail to provide a model for such an approach to constitutionalism—but other traditions, including German conservative state theory, have helped to fill the gap.
 
In discussing the reception of this body of thought in China, this lecture will focus specifically on the role of Carl Schmitt, the controversial but still influential jurist who argued for Executive “dictatorship” after World War I, was a leading critic of liberalism, and later was disgraced after choosing to collaborate with the Nazi regime.
 
Although Schmitt’s political choices have made him an uncomfortable source of guidance in China as elsewhere, his unique and thorough arguments about public law and politics continue to provide him with global influence. From issues of territorial sovereignty to the balance between different institutions of government, Schmitt’s version of constitutionalism can help to explain various developments in modern China’s legal order, and even some similar trends worldwide.

mardi, 06 octobre 2020

Alain Brossat : « Grand espace » et guerre froide

Un voyage en compagnie de l’infréquentable Carl Schmitt au pays de l’impérialisme universaliste

Alain Brossat, avec qui nous avions réalisé un entretien en juin dernier à l’occasion de la parution de son livre Hong Kong, le somnambulisme des mouvementistes (Éditions Delga), nous a fait parvenir cet article dans lequel il interroge l’actualité de la notion de « grand espace » forgée par Carl Schmitt, et la manière dont elle permet de saisir les enjeux contemporains de la nouvelle guerre froide qui oppose les États-Unis et la Chine, dont l’Asie orientale est l’un des principaux terrains de conflit.1)

51USNoSsgPL._SX329_BO1,204,203,200_.jpgLorsque Carl Schmitt écrit son essai consacré à la notion de « grand espace »1 (Grossraum) au printemps 1939, il entend manifestement mettre son talent et sa compétence de juriste au service des visées expansionnistes du Führer, en Europe de l’Est tout particulièrement, ceci quelques mois seulement avant l’invasion de la Pologne par la Wehrmacht. La notion de « grand espace » est destinée à assurer, autant que faire se peut, un fondement théorique et juridique à l’entreprise guerrière de Hitler, à la conquête d’un « espace vital » (Lebensraum) à l’Est de l’Allemagne. On pourrait dire pour aller à l’essentiel que le Grossraum promu dans cet essai au titre à rallonge, c’est l’habillage juridique du Lebensraum de teinte, elle, distinctement vitaliste2.

Comme le dit Schmitt lui-même, ce livre est écrit « selon des thèses et des points de vue déterminés, dans une situation déterminée », ce qui en résume parfaitement le caractère instrumental, engagé et partisan. Dans la mesure même où cet essai se place explicitement au service d’une cause politique, d’une entreprise conquérante à propos de laquelle un consensus s’est établi, dès les lendemains de la Seconde guerre mondiale et de la chute du IIIème Reich, pour la qualifier comme entièrement illégitime et criminelle, son statut dans l’espace de la recherche académique persiste à être, aujourd’hui encore, particulièrement litigieux. Impossible en effet d’emprunter la catégorie de « grand espace » telle qu’il la déploie dans cet essai en faisant abstraction de sa destination très explicitement nazie. Il faut donc constamment en « casser la coquille » nazie lorsque l’on tente de la remobiliser dans l’horizon d’une analytique du présent – et singulièrement des configurations nouvelles qui se dessinent en Asie orientale, dans le contexte de la nouvelle Guerre froide dont les États-Unis et la Chine sont les principaux protagonistes.

Il faut, pour ce faire, commencer par reconstituer le dispositif argumentatif et théorique mis en place par Schmitt pour élever la notion de « grand espace » à la dignité d’un principe du droit international. Conçu comme une notion dynamique, concrète, en prise directe sur l’actualité historico-politique du moment, le « grand espace » se présente comme l’opérateur du dépassement de la situation figée, léguée par le droit international du XIXème siècle, selon lequel l’équilibre entre les États ou les États-nations constitue le fondement de tout ordre international et la garantie première de l’effectivité du droit des gens. L’introduction de la notion de « grand espace » dans l’horizon du droit international est ce qui va permettre, dit Schmitt, de prendre en compte des dynamiques effectivement à l’oeuvre dans le présent, tout particulièrement celle où l’on voit « un grand peuple » (le peuple allemand évidemment) affirmer sa vocation à prendre l’ascendant sur d’autres peuples, manifester sa puissance et se destiner ainsi à faire valoir son droit à s’établir dans un « grand espace concret ».

41Slx8ar6bL._SX328_BO1,204,203,200_.jpgAvant d’en arriver à cette affirmation, Schmitt, de manière très habile, évoque ce qui, à ses yeux, constitue le premier exemple de formation d’un « grand espace » dans l’histoire moderne – la promotion par les États-Unis, dès les débuts du XIXème siècle, de la « Doctrine Monroe ». C’est là, dit-il, « dans l’histoire récente du droit international, le premier exemple, et le plus réussi à ce jour d’un principe du grand espace en droit international ». Donc le précédent doté d’une incontestable autorité que Schmitt va mobiliser afin de faire valoir les droits de l’Allemagne nazie à s’établir dans le « grand espace » qui lui revient, mais tout en dénonçant la perversion ou le détournement de l’esprit premier de la doctrine Monroe.

Le procédé est, on va le voir, d’une habileté d’autant plus diabolique que la critique argumentée par Schmitt est d’une acuité impressionnante, ayant résisté à l’épreuve du temps d’une manière si évidente que l’on en demeure accablé – comment un nationaliste-conservateur rallié au nazisme tant par calcul que par conviction (même si son nazisme se sépare sur bien des questions de celui des SS et autres idéologues et mythologues de l’aryanité) peut-il énoncer en 1939, dans un écrit destiné à donner un air de respectabilité juridique à l’hubris conquérante du Führer, une critique de ce qu’il appelle l’impérialisme universaliste dont le tranchant conceptuel continue de sauter aux yeux aujourd’hui même ? Tout se passe comme si, depuis que ce texte de circonstances a été écrit, le temps (le cours des choses) n’avait fait que travailler pour lui, s’acharner à en confirmer la qualité critique – lorsqu’il évoque le destin de la version originale du « grand espace » – celle dont les États-Unis ont été les promoteurs…

À l’origine, rappelle Schmitt, la Doctrine Monroe consista à déclarer une condition d’immunité : celle du continent américain tout entier face aux entreprises coloniales européennes. Il s’agissait bien d’affirmer, en effet, que « les peuples des continents américains (…) ne se sentaient plus les sujets des grandes puissances étrangères et ne voulaient plus être objets de colonisation ». Il s’agissait de proclamer leur sortie de l’orbite de l’histoire européenne, avec ses royaumes, ses empires, ses principes de légitimité monarchique et dynastique. La Doctrine Monroe, à ce titre, définit les Amériques comme un « grand espace » dont le propre est d’avoir rompu toute relation d’hétérogénéité avec les puissances européennes. Elle consiste, un pas plus avant, à faire des États-Unis le garant de la non-dépendance de ce « grand espace ». Simplement, une ambiguïté persistante existe à propos du statut même de cette « doctrine », remarque Schmitt : énonce-t-elle « un véritable principe de droit » ou bien est-elle « une maxime purement politique » mise en avant par le gouvernement des États-Unis en tant que celui-ci dispose des moyens d’en assurer l’efficience ? Cette sorte de « double nature » du premier « grand espace » est, nous le verrons, un enjeu de première grandeur dans la discussion portant sur cette notion même.

9780521115421.jpgRapidement, dans le cours de l’histoire des États-Unis, argumente Schmitt, la Doctrine Monroe a subi une décisive inflexion dont l’effet est le suivant : « Principe de non-intervention et de rejet des ingérences étrangères au départ, elle s’est muée en justification des interventions impérialistes des États-Unis dans d’autres États américains » – donc, le motif bien connu de l’Amérique centrale et l’Amérique latine comme chasse gardée de l’Oncle Sam… Et ici déjà, on voit que ce qui va l’emporter très vite, à l’usage, ce n’est pas la fondation d’un principe de droit international – donc doté d’une validité et d’une portée universelles – mais bien l’interprétation décisionniste de la Doctrine Monroe : « Ce que dit au fond la Doctrine Monroe, c’est au seul gouvernement des États-Unis d’Amérique qu’il revient de le définir [je souligne, AB], de l’interpréter et de lui donner sa sanction » (déclaration du Secrétaire d’État Hugues – 1923).

C’est à partir de ce tournant et sur sa lancée que la politique internationale des États-Unis va se réorienter en changeant d’échelle : en « falsifiant » la Doctrine Monroe, elle va abandonner son « principe d’espace continental et s’allie[r] à l’universalisme planétaire de l’Empire britannique » pour devenir une puissance mondiale et conquérante tendant à étendre la notion de « grand espace » à l’échelle de la Terre.

Et c’est ici que Schmitt va, si l’on peut dire, effectuer cette percée décisive dont l’effet est que son texte (de « circonstances nazies ») trouve un écho manifeste dans notre présent, ceci tout particulièrement dans cette partie du monde – en Asie orientale. Le changement d’échelle de la Doctrine Monroe entendue comme rationalisation ou mise en concept de la notion de « grand espace » a pour effet de s’énoncer désormais dans les tons universalistes et se transformer en dispositif d’intervention planétaire. Or, c’est là, note Schmitt à bon escient, que se situe le tour de passe-passe, que prend racine la falsification de ce qui constitue la disposition première, anti-coloniale, de cette doctrine : en dissolvant, dit Schmitt, une idée ordinatrice concrète, spatialement déterminée, dans des idées universalistes planétaires, la puissance états-unienne s’autorise à s’immiscer en toutes choses sous des prétextes humanitaires, à associer indissolublement « idéaux », « valeurs » et pan-interventionnisme.

9780415522861.jpgJe cite Schmitt: « Les notions générales universalistes applicables à la planète entière sont en droit international les armes typiques de l’interventionnisme ».

Cet énoncé présente une double caractéristique : d’une part, il s’inscrit distinctement dans une tradition qui est celle du discours anti- et contre-révolutionnaire inauguré par Edmund Burke lorsque celui-ci objecte à la proclamation de droits universels par la Révolution française que ceux-ci sont une vue de l’esprit – il n’existe, comme le dit Schmitt dans le même vocabulaire que Burke, que des droits « concrets » – ceux des Anglais, des Français, des Allemands, etc. Il n’est pas surprenant que, sur cette question primordiale, le crypto-nazi qu’est Schmitt mette ses pas dans ceux des théoriciens de la contre-révolution qui, tout au long du XIXème siècle, poursuivent la tradition burkienne – de Bonald, Donoso Cortès, etc. – ce qui en dit suffisamment long sur le genre de « révolution » dont se réclamaient les nazis.

Mais, d’un autre côté, il est incontestable, vérifiable à l’épreuve du siècle entier qui va du traité de Versailles (en tant que celui-ci est placé sous la houlette de Woodrow Wilson et des « principes » généraux qu’il proclame à cette occasion en même temps que se met en place le nouvel hégémonisme états-unien) aux guerres d’Irak et d’Afghanistan, que le discours universaliste et les pratiques qui s’y associent dans le champ de la politique internationale sont, sous cette condition, le truchement de politiques constamment hégémonistes – celles de l’Empire américain et de cet Occident qui, tout particulièrement depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, lui fait cortège.

Le trait de cette époque, si l’on peut dire, c’est que l’universalisme référé aussi bien à la Révolution américaine qu’à la Révolution française y est constamment accompagné comme son ombre par sa falsification « interventionniste » et hégémoniste – et c’est sur ce point que la critique schmittienne fait constamment mouche et, à l’épreuve de la situation présente, apparaît comme n’ayant pas pris une ride : par quelque bout qu’on prenne l’affaire, les jeunes « mouvementés » de Hong Kong « adoptés » par Donald Trump et Boris Johnson au nom de la défense des idéaux, principes et valeurs universels (liberté-démocratie), ça sonne faux, horriblement faux

Et ce n’est évidemment pas une mince épreuve pour nous qui ne sommes pas précisément de ce bord, que ce soit ce crypto-nazi de Schmitt qui, avec une extraordinaire prescience, mette le doigt sur ce point d’effondrement perpétuel, cette faille irréparable du discours universaliste occidental qui se réclame et de la tradition des grandes révolutions de la modernité et de celle des « Lumières » – les guillemets s’imposent ici. Le constant amalgame des intérêts impériaux avec le nom de l’universel, c’est-à-dire les principes et les valeurs, ou bien encore avec ce que Schmitt appelle « la pérennité et l’intérêt de l’humanité » – une opération typiquement occidentale en tant qu’hégémoniste -, c’est là ce qu’il appelle impérialisme universaliste, un concept dont la pertinence a fait mieux, depuis qu’il l’a forgé, que conserver son éclat et son actualité. « La Doctrine Monroe, écrit Schmitt, est devenue sous Theodore Roosevelt et Woodrow Wilson une doctrine planétaire d’impérialisme universaliste ».

imagescsp.jpgComme quoi des concepts dotés d’une considérable force propulsive, propres à intensifier la pensée du présent, ce peut être dans le fumier d’un argumentaire plein de vice et de malice en faveur de la constitution d’un « grand espace » nazi, tout autant que dans tel vénérable traité de philosophie politique sanctifié par la tradition qu’on les trouve, aussi révoltante la chose soit-elle.

Cette sorte d’autopsie de la Doctrine Monroe à laquelle procède Schmitt en ouverture de son récit répond à un double objectif : d’une part faire du « grand espace » une notion essentielle pour penser les relations internationales au XXème siècle, par-delà la codification des relations entre États-nations. L’époque, affirme Schmitt, n’est pas celle des droits des peuples à disposer d’eux-mêmes, l’égalité formelle des États-nations, grands et petits, n’est qu’une fabulation peut-être utile mais assurément inconsistante, la notion de droits des minorités une vue de l’esprit inspirée par un humanitarisme bêtifiant, ou bien alors le truchement de calculs tortueux destinés à entraver la montée en puissance de tel ou tel « grand peuple »… Et c’est ici que se dévoile le second objectif de Schmitt : fonder en raison et en droit l’ambition du Reich nazi de se doter de son propre « grand espace » – en faisant valoir son droit de conquête en Europe orientale et centrale.

« Nous ne proposons pas une ‘Doctrine Monroe’ allemande », dit Schmitt, désireux de prévenir l’objection des démocrates européens et états-uniens prompts à soupçonner Hitler de vouloir redessiner les frontières de l’Europe à ses conditions, comme Woodrow Wilson l’avait fait, aux siennes propres, lors de la signature du traité de Versailles. Une affirmation que l’on ne saurait entendre comme une pure dénégation : en effet, la constitution d’un « grand espace » allemand, telle que l’entendent les nazis, repose sur des prémisses toutes différentes de celles qui inspirent l’impérialisme universaliste états-unien. Comme chacun sait en effet, les nazis ne sont pas universalistes pour un sou – leur idéologie de la supériorité raciale et des droits historiques ou naturels des Allemands, leur mystique du Volk reposent au contraire sur un particularisme exacerbé. Ce qu’ils entendent faire valoir, c’est leur droit propre, en tant qu’ils sont ce qu’ils sont (supposés être) à la différence et l’encontre, s’il le faut, de tous les autres – ceci au nom de la race, de l’inégalité des races, au nom des droits allemands et nullement au nom de principes généraux, abstraits, humanitaires et universalistes.

Le droit, dit Schmitt, ils sont fondés à le faire valoir en tant qu’ils sont un grand peuple : « Lorsqu’un grand peuple fixe de sa propre autorité la manière de parler et même de penser des autres peuples, le vocabulaire, la terminologie et les concepts, c’est là un signe de puissance irrésistible ». À l’exemplarité, telle qu’elle se trouve au fondement de la politique du « grand espace » à l’américaine (« faites comme nous, soyez démocrates, puisqu’il se trouve que, providentiellement, la démocratie est le seul des régimes politiques civilisés et le nôtre en même temps… »), Schmitt oppose la prise d’ascendant à l’allemande (« vous n’échapperez pas à l’emprise de notre pensée, de nos concepts, de nos mots, car ce sont les plus puissants, ils sont irrésistibles ! » [mes guillemets, pas ceux de Schmitt !, AB]).

61n5Ya0GHqL.jpgEn termes de puissance, ce qui correspond pour Schmitt à la notion de « grand peuple » en droit de revendiquer un « grand espace », c’est l’empire. Certes, ce concept se décline sous des formes singulières, substantiellement différentes les unes des autres – ainsi, « Reich, imperium, Empire, ne sont pas la même chose ». C’est qu’il importe à Schmitt de souligner le caractère unique du Reich allemand – une singularité absolue – « nous n’ignorons pas que l’appellation Deutsches Reich dans sa singularité concrète et sa majesté, est intraduisible » énonce-t-il fièrement. Mais en même temps, opération délicate, il faut bien placer l’accent sur le fait que le Reich nazi relève de la catégorie générique d’empire, dans la mesure même où le statut ou la condition d’empire est ce qui, pour Schmitt, donne accès à des prérogatives tout à fait particulières : « Sont ’empires’ les puissances dirigeantes porteuses d’une idée politique rayonnant dans un grand espace déterminé [je souligne, A.B] d’où elles excluent par principe les interventions de puissances étrangères. (…) Il est certain que tout empire possède un grand espace où rayonne son idée politique, et qui doit être préservé de l’intervention étrangère ».

Disant cela, Schmitt entend établir définitivement deux choses. Premièrement que l’on n’est plus, en 1939, dans le temps du système ou de l’agencement général fondé sur l’équilibre conflictuel des États-nations, que l’État-nation n’est plus l’unité de compte de la politique européenne, mondiale et, par conséquent, du droit international. Deuxièmement, que l’Allemagne, en tant que « grand peuple », empire affirmant sa singularité, est en mesure de revendiquer son « grand espace » propre, tel que précédemment défini. « Que cette idée reçue de l’État, concept central du droit international, ne réponde plus au réalisme ni à la vérité, on en a dès longtemps pris conscience. (…) Ces dernières années, l’Allemagne a ébranlé la domination du concept d’État sur le droit international en lui opposant le concept de peuple », écrit-il, rendant sa perspective tout à fait explicite.

Je me trompe peut-être, mais il me semble que je pourrais maintenant interrompre cet exposé, me tourner vers vous qui vivez en Asie orientale et dire : voilà, je vous ai tout raconté, c’était une fable sur votre présent, sur votre actualité, imaginée par un vieux nationaliste-conservateur allemand passé au nazisme et qui décrit parfaitement les conditions qui sont les vôtres – de te fabula narratur… Mais puisque la commande qui m’a été passée exige que je livre le film avec les sous-titres, alors, allons-y, et ne craignons pas de passer du régime de la fable à celui de l’analytique du présent, laquelle inclut des diagnostics et des pronostics…

Après la défaite de l’Allemagne et du Japon, les États-Unis parachèvent la constitution de leur « grand espace » à l’échelle globale, ce qui ne veut évidemment pas dire que celui-ci coïncide avec les limites de la planète. L’existence d’un autre empire, soviétique, fixe des bornes à leur expansion impériale, de même que, dans une certaine mesure, la persistance de zones d’influence héritées des empires coloniaux européens. Mais après la Seconde guerre mondiale, l’empire dit américain se globalise en ce sens qu’il se projette sur tous les continents et s’affiche plus que jamais comme un modèle universel en termes de formes de vie, de « valeurs » proclamées, de civilisation.

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Ce trait est particulièrement saillant en Asie orientale et dans le Pacifique où le « grand espace » états-unien est aussi bien terrestre que maritime et où il inclut toutes les sphères de la vie : le cas du Japon est, sur ce plan, exemplaire – les bases américaines, la démocratie parlementaire mais aussi le jazz et le bourbon. De même, le Pacifique devient pour les États-Unis ce que Schmitt appelle un « espace vital », comme la Méditerranée l’était pour l’Italie dans les rêves de grandeur de Mussolini. Avec cette « prise » (Nahme/Nomos) qu’effectuent les États-Unis sur le Pacifique après la victoire sur le Japon, la mer cesse d’être un élément rétif à la formation du « grand espace », « inaccessible à la domination humaine », dit Schmitt. Le Pacifique devient, pour les États-Unis, dans leur dimension impériale, « un espace de domination humaine et de déploiement effectif de la puissance ». L’extension du « grand espace » états-unien après 1945 vérifie l’assertion de Schmitt : « l’empire est plus qu’un État agrandi, de même que le grand espace n’est pas qu’un micro-espace agrandi ».

Depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, plusieurs épisodes-clé ont jalonné le processus de délimitation du « grand espace » états-unien dans le Pacifique et en Asie orientale – la Révolution chinoise, la guerre de Corée, la guerre du Vietnam pour l’essentiel – le rapprochement terminologique et conceptuel opéré par Schmitt entre Ordnung (ordre) et Ortung (localisation) y manifeste sa pleine validité : tout « grand espace » produit un « ordre » (fonctionnant selon des règles) et cet « ordre » est localisé, c’est-à-dire jalonné, balisé (où l’on retrouve un des gestes premiers de la philosophie politique de Schmitt – le nomos dans sa relation au traçage d’une délimitation, d’une frontière).

Sous ce régime de l’« empire », le « grand peuple » qui déploie sa puissance dans le « grand espace » qu’il a délimité n’y exerce pas sa souveraineté selon la définition de ce terme que propose la tradition de la philosophie classique européenne, une souveraineté qui s’est affirmée au XIXème siècle comme la prérogative des États-nations – elle y fixe des règles et limites : ainsi, dans le « grand espace » états-unien Asie de l’Est/Pacifique, pas question qu’une entité ou un territoire bascule dans l’autre « camp » au temps de la Guerre froide, pas question que Taïwan redevienne partie intégrante de la Chine, qu’Okinawa ou la Corée du Sud cessent d’accueillir des bases « américaines », que les communistes s’installent au pouvoir en Indonésie, etc.

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Dans son essai de 1939, Schmitt énonce une sorte d’utopie naïve (ou peut-être faussement naïve), sinistre dans tous les cas, une involontaire dystopie, donc, plutôt qu’une utopie à proprement parler : celle d’un ordre planétaire fondé sur une répartition réglée en « grands espaces », en bref, un partage du monde opéré par les « grands peuples » qui auraient su s’imposer, un partage entre des empires lesquels, par définition, ne sauraient être nombreux. Il faut, dit-il, « inventer le concept d’un ordre du grand espace » – une figure qui ressemble à s’y méprendre au cauchemar d’Orwell, dans 1984 – le partage du monde entre des empires répondant aux doux noms d’Eurasia, Océania, Eastasia

La question première qu’élude l’utopie grossräumig de Schmitt est évidemment celle des points de contact et de recouvrement entre les « grands espaces » – et des conflits qui en découlent. La raison pour laquelle il oblitère ce problème est évidente : en 1939, il épouse le discours de paix dont le Führer enrobe sans relâche le Drang nach Osten dans lequel il s’est engagé après l’invasion de la Tchécoslovaquie et à l’aube de la campagne de Pologne, une diversion dont la signature du Pacte germano-soviétique « de délimitation des frontières et d’amitié » en septembre 1939 (dans les mots de Schmitt lui-même) sera la plus brillante et infâme des manifestations. Pas question d’afficher que le Reich s’apprête à mettre l’Europe à feu et à sang pour faire valoir ses « droits » à son grand espace ; il s’agit au contraire de décrire la formation de cet espace comme découlant purement et simplement d’un décret du destin historique, voué à trouver son débouché de la plus naturelle et pacifique des façons.

Or, ce que montre l’attaque surprise lancée contre l’URSS en juin 1941, à l’instar même du raid éclair mené par l’aviation japonaise contre Pearl Harbor, c’est que le régime des « grands espaces » n’est pas tant celui des justes répartitions que celui d’une perpétuelle lutte à mort placée sous le signe de la lutte pour l’hégémonie (un concept que je n’ai pas trouvé chez Schmitt, curieusement). Les « grands espaces » ne cohabitent pas heureusement, qu’ils soient terrestres ou maritimes (ou les deux), le fameux traité de Grotius sur le droit de la mer l’illustre parfaitement, à l’aube de la modernité politique et économique, en tant que sa rédaction découle directement du heurt de deux ambitions « grand-spatiales » – en Asie notamment, celle des Pays-Bas et celle de la Grande-Bretagne.

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Le concept de « grand espace » intensifie les enjeux de ce qui se subsume habituellement sous la notion de « zone(s) d’influence ». Il met crûment en lumière le fait que ce qui y est en jeu dans les répartitions qui s’opèrent sous ce régime, ce ne sont pas simplement des jeux d’« influence » mais bien des enjeux d’emprise, de territorialisation et d’exercice pratique de la puissance. Les États-Unis prennent en Indochine le relais du colonialisme français non pas pour y devenir « influents », mais pour tenter d’empêcher qu’y exerce son emprise le communisme entendu comme idéologie dont l’avers est un « grand espace » lancé à la conquête du monde. Ils se trompent du tout au tout quant à l’homogénéité de cet espace, sous-estiment les divisions et différends qui le minent, mais ce que met parfaitement en lumière la désastreuse guerre du Vietnam, c’est que le « grand espace », dès lors qu’il devient un opérateur réel – mais toujours caché, car à proprement parler inavouable – des relations internationales, contient en lui-même la guerre « comme la nuée porte l’orage » (Jean Jaurès).

En effet, c’est sous le signe de cette notion même, et d’elle seulement, qu’une puissance va pouvoir faire du conflit opposant deux factions dans un pays situé à plus de 11 000 km de ses côtes les plus proches (le Vietnam) un enjeu de sécurité vitale. Lorsque les gouvernants et les stratèges d’une puissance, lorsqu’un peuple (qui se voit comme « grand ») commencent à penser leur rapport au monde et aux autres puissances, aux autres peuples, selon les « logiques » du « grand espace », le seuil séparant les questions de politique intérieure et celles qui ont trait à la politique internationale tend à devenir flou, l’extérieur devient l’intérieur et, de ce fait même, des notions comme celles d’intérêt vital, de sécurité ou de danger vital vont tendre à devenir obsessionnelles en même temps qu’elles se globalisent – ce qui conduit les États-Unis à se projeter sur le théâtre vietnamien (comme naguère coréen) pour y défendre leurs « intérêts vitaux ».

Comme le rappelle Schmitt, la puissance doit se mettre en espace et pas seulement se territorialiser, se doter d’un territoire inscrit dans des frontières. La puissance est constamment portée à se désinscrire de son territoire en franchissant ses propres limites – l’intervention des États-Unis dans le conflit vietnamien, c’est exactement ça. Mais ce franchissement déterritorialisant n’est possible que parce qu’il s’opère sur « fond » de « grand espace » – depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, les États-Unis voient le Pacifique et l’Asie orientale jusqu’à la façade maritime de la Chine comme leur zone de sécurité, incluant un pays comme les Philippines et excluant l’avènement d’un régime hostile dans tout le sud-est asiatique.

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La chaîne d’équivalence construite par Schmitt entre « grand peuple », empire, puissance étatique et « grand espace » fonctionne parfaitement lorsqu’on la met à l’épreuve de la situation actuelle en Asie orientale et dans la zone occidentale du Pacifique. La montée en puissance de la Chine continentale au cours des dernières décennies suscite l’apparition d’une quête de « grand espace » inévitablement maritime en même temps que terrestre, un processus d’expansion qui, nécessairement, entraîne de périlleux « frottements » avec le grand espace établi dans cette zone au temps de la splendeur de la Pax Americana – dans cette région tout particulièrement.

Ces effets de friction (toujours susceptibles de s’enflammer) sont d’autant plus périlleux que l’une des puissances concernées et en déclin et l’autre en pleine ascension. D’une façon générale, lorsque la « mise en espace » de deux puissances étatiques débouche sur ce genre de heurt – cela produit des étincelles, mais tout particulièrement dans cette configuration où est en jeu non seulement la rencontre de deux « grands espaces » mais la position hégémonique à l’échelle globale. C’est la raison pour laquelle la Mer de Chine méridionale est aujourd’hui l’un des endroits les plus dangereux du monde et n’est pas près de cesser de l’être. Dans cette configuration où, chaque jour ou presque, des navires de guerre et des chasseurs-bombardiers de Chine populaire et des États-Unis se mesurent et se surveillent dans le détroit de Taïwan et en mer de Chine du Sud, il apparaît distinctement que la notion de « grand espace » permet de se tenir au plus près de ce qui est en jeu sur ce théâtre de crise en cours d’intensification : ce qui y est en jeu est bien davantage qu’un conflit classique entre deux États-nations. Il n’y est pas question de tracés de frontières, de territoires disputés entre l’une et l’autre puissance mais bien de spatialisation de la puissance dans un sens beaucoup plus général.

L’une des deux puissances impliquées dans le conflit s’active à construire un glacis maritime aux portes de son territoire, l’autre à préserver ses prérogatives impériales et hégémoniques dans un espace régional situé à des milliers de kilomètres de son territoire propre. Au reste, la confrontation en cours entre un « grand espace » en cours de formation et l’autre en cours de délitement a tout un arrière-plan fait de guerre économique et commerciale, et dont l’enjeu est la position de leader de l’économie mondiale.

En d’autres termes, et contrairement à ce que prétend Carl Schmitt lorsqu’il épouse le « discours de paix » de Hitler, le « grand espace » a pour vocation naturelle à se globaliser, se mondialiser, son développement est porté par une dynamique déterritorialisante qui fait sauter tous les verrous et tend à effacer toutes les frontières.

En ce sens, les ambitions de Pékin en Mer de Chine du Sud sont inséparables de ce qui se profile derrière les nouvelles « routes » chinoises s’ouvrant tous azimuts en direction de l’Asie du Sud-Est, de l’Asie centrale, l’Europe, l’Afrique…

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Il ne s’agit pas de dire pour autant que toutes les dynamiques à l’oeuvre dans le développement d’un « grand espace » se valent et se ressemblent – les ambitions chinoises en Mer de Chine du Sud couplées à la Belt and Road Initiative, ce n’est pas le remake de la Sphère de co-prospérité asiatique du Japon impérial, militariste et conquérant et pas davantage la copie conforme de la doctrine Monroe dans sa version impérialiste, hégémoniste et mondialisée. Simplement, mobiliser le concept de « grand espace » pour penser les conflits globaux d’aujourd’hui et les menaces de guerre qui pèsent sur la planète, c’est ce qui permet de comprendre que, comme Schmitt l’avait saisi dès 1939, nous ne vivons plus depuis belle lurette sous le régime de la conflictualité complémentaire des États-nations entendu comme « système », avec ses règles et ses conventions ; nous ne vivons pas davantage sous celui des « camps » comme au temps de la Guerre froide, mais bien sous celui des « grands espaces ». Fondamentalement, par exemple, l’échec de l’Union européenne qui n’est jamais parvenue à se constituer comme puissance et entité propre, autonome, capable de rivaliser, en politique internationale, avec d’autres puissances, c’est l’échec de l’ambition à former un « grand espace » reterritorialisé autour du vieux continent mais capable de rayonner dans le monde entier, en incarnant la capacité et la singularité d’un « peuple européen », d’une singularité européenne, ceci dans l’après de l’âge des empires coloniaux européens. Un tel peuple européen post-colonial(iste) a radicalement échoué à se former et, avec lui, son « imperium » et son « grand espace ».

Une formule comme celle que je relève dans Le Monde du jour même où j’achève la préparation de cette communication (3/07/2020) – « Des exercices militaires chinois autour de l’archipel des Paracels inquiètent le Pentagone » – ne devient intelligible que si on la réfère à la notion de « grand espace ». Dans son apparente banalité, cette formule ne prend son sens qu’en tant qu’elle se réfère implicitement à l’existence d’un « grand espace » états-unien s’étendant jusqu’aux confins maritimes de la RPC. Inversement, si la formule symétrique « Le ministère de la Défense chinois s’inquiète de la présence de navires militaires américains entre Key West et La Havane » est imprononçable et dénuée de sens, c’est à l’évidence qu’il n’existe pas de « grand espace » chinois s’étendant à proximité des côtes de la Floride. La notion de « grand espace » fonctionne ici comme ce qui accompagne le retour au réel. Le « réalisme » inspiré par Schmitt étant, dans cette configuration, ce qui s’oppose à l’« idéologique » – la fiction déréalisante selon laquelle toutes les souverainetés étatiques sont égales en droit(s) et donc en puissance. Si les États-Unis apparaissent fondés à « s’inquiéter » sans répit de garantir la souveraineté de facto de Taïwan, à s’alarmer de ce que les installations militaires chinoises sur des îlots situés en mer de Chine méridionale violent les droits du Vietnam, des Philippines, de Singapour et du Sultanat de Brunei (etc.), si la « liberté des mers » leur tient tout particulièrement à coeur dans cette zone, davantage sans doute qu’en d’autres espaces maritimes  (etc.), c’est bien que la notion de « grand espace » est, dans notre présent, plus fonctionnelle que jamais.

Mais c’est en même temps pour cette raison même que cette notion ne saurait figurer dans le lexique des chancelleries ni dans celui de la science ou la philosophie politique à l’occidentale – c’est en effet une notion dont l’effet premier est de « flouter » les lignes de partage entre ce qui est censé se situer au fondement du droit international considéré comme un acquis du progrès de la civilisation et notamment du rejet du « droit de conquête » – ceci tout particulièrement après la défaite des régimes militaristes et expansionnistes (Allemagne, Japon, Italie) lors de la Seconde guerre mondiale. La notion de « grand espace » est véridictionnelle très précisément en tant qu’elle disperse ces faux repères. Elle permet d’énoncer des diagnostics réalistes sur le présent et les dangers qu’il recèle, tout particulièrement dans cette région où se rencontrent les deux plaques telluriques du « grand espace » états-unien, usé mais nullement défait, et du « grand espace » chinois en voie d’expansion. Elle permet par conséquent d’imaginer aussi des pronostics d’avenir – pas tout à fait roses, dans leur réalisme même.

  1. 1) J’adopte la graphie « grand espace » afin de marquer qu’il ne s’agit pas simplement d’un espace qualifié de grand, mais d’un concept unitaire – j’aurais aussi bien pu opter pour grand-espace pour tenter de rendre le Grossraum allemand.
  2. 2) Le titre complet de l’essai de Schmitt est : Le droit des peuples réglé selon le grand espace proscrivant l’intervention de puissances extérieures – une contribution au concept d’empire en droit international (1939-1942, Krisis 2011).

mercredi, 26 août 2020

Droit et démocratie chez Carl Schmitt. Avec Ninon Grangé, Rainer Maria Kiesow, Daniel Meyer et Augustin Simard à la Maison des Sciences de l'Homme

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Droit et démocratie chez Carl Schmitt. Avec Ninon Grangé, Rainer Maria Kiesow, Daniel Meyer et Augustin Simard à la Maison des Sciences de l'Homme.

Durée : 1 heures 43 minutes 4 secondes

Pour écouter: http://ekouter.net/droit-et-democratie-chez-carl-schmitt-avec-ninon-grange-rainer-maria-kiesow-daniel-meyer-et-augustin-simard-a-la-maison-des-sciences-de-l-homme-5181#

Description :
Quatre livres de ou sur Carl schmitt on été récemment traduit en français : La loi désarmée. Carl Schmitt et la controverse légalité/légitimité sous Weimar (Augustin Simard, Éditions de la MSH, 2009), Légalité et légitimité (Carl Schmitt, traduit par Christian Roy&Augustin Simard, Éditions de la MSH, 2016), Loi et jugement. Une enquête sur le problème de la pratique du droit (Carl Schmitt, traduit de l'allemand et présenté par Rainer Maria Kiesow, Éditions de l’EHESS, 2019) et Carl Schmitt. Nomos, droit et conflit dans les relations internationales (Ninon Grangé, PUR, 2013).


C'est donc à une rencontre sur l'histoire politique des concepts du droit (légalité/légitimité, loi/jugement, etc.) (re)pensés par Carl Schmitt et étroitement liés au constitutionnalisme que nous avons droit, en compagnie des auteurs et traducteurs des livre pré-cités, qui s'avèrent être également parmi les meilleurs spécialistes au plan international de l'œuvre du plus grand juriste allemand du XXe siècle.

samedi, 01 août 2020

Notes on Schmitt’s Crisis & Ours

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Notes on Schmitt’s Crisis & Ours

131214840-carl-schmitt.jpgLike many of his books, Carl Schmitt’s The Crisis of Parliamentary Democracy (1923) is a slender volume packed with explosive ideas.[1] [2] The title of the English translation is somewhat misleading. The German title, Die geistesgeschichtliche Lage des heutigen Parlamentarismus, is more literally rendered The Intellectual-Historical Position of Contemporary Parliamentarism. But the word “crisis” is still appropriate, because parliamentary democracy in Weimar Germany really was in crisis. Moreover, Schmitt’s diagnosis of the cause is of permanent value, because all parliamentary democracies have the same basic weakness.

By “contemporary” parliamentarism, Schmitt specifically means “liberal-democratic parliamentarism.” Let’s define these terms.

Schmitt does not think that voting is essential to democracy. Democracy is simply the idea that a government is legitimate if it expresses the will of the people, the demos. But Schmitt recognizes that a dictator can sometimes express the will of the people better than the people can at the ballot box or their representatives can in parliament (p. 28).

This is because the will of the people is not necessarily what the people happen to want at the moment they cast their votes. Instead, it is what people really want, which basically means what they ought to want, on the Socratic assumption that what we really want is the good. If we all want the good, but some of us are mistaken about what the good is, then it is possible that someone else—say, a dictator—might know what the people want better than they do.

For convenience, I am going to call what the people really want—and ought to want—“the common good,” although Schmitt does not use this language.

Schmitt is not really clear about what is essential to liberalism. He claims that the separation of powers, open parliamentary debate, and a free press are essential to liberalism (p. 3). But these are just manifestations of the underlying liberal motive, which is the protection of individuals from state power. Liberals believe that all individuals have rights that exist prior to society and argue that individual rights should trump appeals to the common good.

Liberals have many opinions about the common good. Some deny that it exists. Others think it exists but is unknowable. Others claim that it exists and can be known, but it cannot be secured by state action. Therefore, the best we can hope is that the common good somehow emerges as the unintended consequence of individuals and groups selfishly pursuing their private interests. Still other liberals might think that the common good is real, knowable, and securable by the state, but that individual rights always have a superior claim.

Democracy is not necessarily liberal. Democracy can justify virtually any state action by appeals to the common good, especially in emergencies. Liberalism is not necessarily democratic, because monarchical regimes can also secure individual rights. For instance, Thomas Mann rejected the Weimar Republic for monarchy on essentially liberal grounds: “I want the monarchy. I want a passionately independent government, because only it offers protection for freedom in the intellectual as well as the economic sphere. . . . I don’t what this parliament and party business that will sour the whole life of the nation. . . . I don’t want politics. I want competence, order, and decency.”[2] [3]

Schmitt does zero in on the essence of parliamentarism, which is talk. The very word parliament comes from the French parler, to speak, and refers to arriving at government decisions—executive, judicial, and above all, legislative—by means of discussion (p. 5). Parliament is, therefore, essentially pluralistic, whereas a monarchical regime or a democratic dictatorship has a unitary decision-maker.

9783428154647.jpgThe rationale for making decisions in parliament, as opposed to reposing them in the hands of a single man, is that even the wisest man may benefit from hearing other points of view. We are more likely to arrive at the best possible decision if a number of people bring different perspectives and bodies of knowledge to the table. But the process only works if all parties are open to being persuaded by one another, i.e., they are willing to change their minds if they hear a better argument. This is what argument in “good faith” means, as opposed to merely shilling for a fixed idea.

Although Schmitt does not use this language, we can speak of parliament as an edifying institution, meaning that participation in parliamentary debate helps us improve ourselves by replacing personal opinions with common truths. But good-faith participation in parliamentary dialogue requires a constant effort to transcend selfish attachments to one’s own ego, opinions, and interests in order to serve the common good. Such public-spiritedness and objectivity are rare and precious virtues, the products of a rigorous form of education. We’re not all born that way.

Parliamentarism is not necessarily democratic, because even monarchical regimes can have parliaments. Democracies are not necessarily parliamentary, because the will of the people can be carried out by a dictator (pp. 16, 32). Parliamentarism is not necessarily liberal, because monarchies and democracies can be parliamentary without granting individual rights against the state. And liberalism need not be parliamentary, since monarchical and dictatorial regimes can protect individual rights.

Because liberalism, democracy, and parliamentarism don’t necessarily entail one another, liberal-democratic parliamentarism is a synthesis that is prone to instability and crisis. Specifically, Schmitt argues that parliamentary democracy is undermined by liberalism.

Schmitt does not openly state his own preferences, but he seems to favor the democratic idea of legitimacy. He also argues that parliamentary democracy can work, but only under certain conditions. One of the central problems of politics is maintaining the unity of society. When unity fails, we face one of the greatest political evils: civil war. Given the importance of unity, it seems risky, even reckless, to bring a plurality of voices and interests into the very heart of the state and encourage them to debate about the common good. But that is the essence of parliamentarism.

According to Schmitt, a society can risk parliamentary debate only if two important conditions are met.

First, the differences between the various parties need to exist against a backdrop of relative homogeneity, the more homogeneity the better: of race, culture, language, religion, manners, and morals (p. 9). Thus the people and their government will remain one, even if parliament is deeply polarized over a particularly thorny issue like slavery or abortion.

Second, even within largely homogeneous societies, the franchise is generally limited to a particular subgroup—such as male property owners—to increase the quality of electoral decision-making. This increases the homogeneity of decision-makers even further. In short, a society can afford to enshrine disagreement in the heart of its government only when everyone is pretty much the same, thus the unity of society is not at risk.

Schmitt argues that liberalism undermines parliamentary democracy because of “the contradiction between liberal notions of human equality and democratic homogeneity” (p. 15). Parliamentary democracy presupposes a certain kind of equality that Schmitt characterizes as “substantial,” meaning simply the homogeneity of the society at large and of the electorate in particular (pp. 9, 10, 15). Liberalism undermines substantive equality with its abstract and universal equality. Liberalism sees no reason to confine democracy to a single society or to a single stratum within a society. Thus it lobbies to abolish the distinction between citizen and foreigner and to broaden the franchise as much as possible, regardless of sex, education, age, or intelligence.

9782713227714-475x500-1.jpgLiberalism’s abstract egalitarian zeal has never resulted in a global liberal democracy or the enfranchisement of every infant or imbecile (p. 16). Indeed, such goals are impossible. But it has undermined the conditions that make good-faith parliamentary discussions possible.

As the diversity and inclusiveness of a society increase, the voices and interests represented in parliament become increasingly diverse as well. Too much diversity, however, makes it difficult to arrive at any sort of consensus. There are too many shades of opinion to reconcile, too many interests to accommodate.

To reach any agreement at all, parliament can no longer be an edifying institution, in which people grow by exchanging opinions for truth. Instead, it must become a very different kind of institution, in which people no longer seek to transcend what economists call “given preferences.” Instead, they seek simply to satisfy their given preferences through trade (p. 6). Parliament, in effect, becomes a marketplace where agreement is based not on arriving at a common truth about the common good, but simply arriving at an exchange that satisfies the private interests of all parties. And, since in trade, the highest bidder takes the prize, the more liberal a parliamentary democracy is, the more oligarchical it becomes.

Of course, liberal democracies don’t dispense entirely with parliamentary debate. Instead, they turn it into a farce. The sordid little deals that allow liberal democracy to “work” are still, technically, “corruption” and “bad faith.” Thus they cannot be struck in public debate in the parliamentary chamber. Instead, they are made in the antechamber, the proverbial “lobby” (p. 7). Lobbying takes place behind closed doors: in secret committees, private clubs, discreet dinners, and other smoke-filled rooms. What’s more, everybody knows it, and as this cynicism spreads, the legitimacy of liberal democracy collapses, people start looking for alternatives, and a crisis is at hand.

It is important to note that the essential weakness of liberalism is not just its abstract and universalistic notion of equality. Another factor is its conception of rights and interests as essentially private and material, as opposed to the idea of the common good.

One can imagine a liberal parliamentary democracy without the reckless abstract and universalist egalitarianism that abolishes borders and standards for the franchise. But absent a robust conception of the common good, liberalism’s essentially private and material concept of political rights and interests will inevitably lead to political corruption, cynicism, and collapse, as the nation’s material patrimony is privatized and its spiritual patrimony is allowed to simply rust away and be replaced with global consumer crap culture.

Liberal democratic politicians have long been infamous for their anti-intellectualism, casual corruption, and cowardice. This follows directly from bourgeois liberalism, which conceives of all interests as essentially private and material, differing only in degree, and thus accommodatable through exchange. The idea of absolute differences of principle seems to them like a dangerous form of fanaticism, but bourgeois politicians are eager to appease such fanatics, most of whom are found on the Left. This is why bourgeois societies continually drift to the Left.

Schmitt argues that the crisis of liberal democracy opens the door to a takeover by the Left. Hence chapter 3 of his book treats “Dictatorship in Marxist Thought” and chapter 4 discusses “Irrationalist Theories of the Direct Use of Force,” focusing mainly on French syndicalist Georges Sorel. But in chapter 4, Schmitt also holds out the possibility of an equally vital Right-wing alternative to liberal democracy.

Georges_Sorel_(cropped).jpgSchmitt isn’t always forthcoming about his own political preferences, but sometimes his rhetoric tips his hand. The first three chapters of Crisis are quite dry, and Schmitt’s arguments only really come into focus in the 1926 Preface to the Second Edition. But chapter 4 crackles with enthusiasm as Schmitt discusses Sorel’s Reflections on Violence, as well as Russian anarchist Mikhail Bakunin, French anarchist Pierre-Joseph Proudhon, and Spanish Catholic reactionary Juan Donoso Cortés. Then Schmitt ends by arguing that nationalism and fascism are more consistent with Sorel’s ultimate premises than are Communism, socialism, or anarcho-syndicalism.

Anarchism derives from the Greek anarchia (ἀναρχία), meaning the lack of an arche (ἀρχή ) or first principle.  For Bakunin and Proudhon, anarchism is not simply a rejection of top-down political order, but a rejection of a metaphysical first principle (God) and an epistemological first principle (reason). Anarchism replaces top-down political order with spontaneous, bottom-up, social self-organization. God is replaced by the dynamism of nature. Reason and science are replaced with animal vitality, spontaneity, imagination, art, and action. For Sorel, the opposite of rational self-possession is the enthralling power of myth and the spontaneity of action, especially violence that both expresses and releases vital energies by smashing the political and economic machines of priests, kings, and capitalists. To give you a sense of his style, I am going to quote Schmitt’s summary of Sorel’s thinking at length:

. . . Its center [i.e., the center of Sorel’s theory] is a theory of myth that poses the starkest contradiction of absolute rationalism and its dictatorship, but at the same time, because it is a theory of direct, active decision, it is an even more powerful contradiction to the relative rationalism of the whole complex that is grouped around conceptions such as “balancing,” “public discussion,” and “parliamentarism.”

The ability to act and the capacity for heroism, all world-historical activities reside, according to Sorel, in the power of myth. . . . Out of the depths of a genuine life instinct, not out of reason or pragmatism, springs the great enthusiasm, the great moral decision, and the great myth. In direct intuition, the enthusiastic mass creates a mythical image that pushes its energy forward and gives it the strength for martyrdom as well as the courage to use force. Only in this way can a people or class become the engine of world history. Wherever this is lacking no social and political power can remain standing. And no mechanical apparatus can build a dam if a new storm of historical life has broken loose. Accordingly, it is all a matter of seeing where this capacity for myth and this vital strength are really alive today. In the modern bourgeoisie, which has collapsed into anxiety about money and property, in this social class morally ruined by skepticism, relativism, and parliamentarism, it is not to be found. The governmental form characteristic of this class, liberal democracy, is only a “demagogic plutocracy.” Who then, is the vehicle of great myth today? Sorel attempted to prove that only the socialist masses of the industrial proletariat had a myth in which they believe, and this was the general strike. . . . It has arisen out of the masses, out of the immediacy of the life of the industrial proletariat, not as a construction of intellectuals and literati, not as a utopia; for even utopia, according to Sorel, is the product of a rationalist intellect that attempts to conquer life from the outside with a mechanistic scheme.

From the perspective of this philosophy, the bourgeois ideal of peaceful agreement, an ongoing and prosperous business that has advantages for everyone, becomes the monstrosity of cowardly intellectualism. Discussing, bargaining, parliamentary proceedings appear a betrayal of myth and the enormous enthusiasm on which everything depends. Against the mercantilist image of balance, there appears another vision, the warlike image of a bloody, definitive, destructive, decisive battle (pp. 68–69)

Sorel claims that the myth that animates the proletariat is “the general strike” in which the entire proletariat brings the economy to a halt until its demands are met.

1313074-Pierre_Joseph_Proudhon.jpgSchmitt then hastens to add that a similar vision of a bloody final reckoning was found on the Right: “In 1848 this image rose up on both sides in opposition to parliamentary constitutionalism: from the side of tradition in a conservative sense, represented by a Catholic Spaniard, Donoso Cortés, and in radical anarcho-syndicalism in Proudhon. Both demanded a decision. . . . Instead of relative oppositions accessible to parliamentary means, absolute antitheses now appear” (p. 69). But the tireless talk of bourgeois parliamentarians is all about evading the necessity of decision in the face of hard either/ors, about evading the existence of real enmity. “In the eyes of Donoso Cortés, this socialist anarchist [Proudhon] was an evil demon, a devil, and for Proudhon the Catholic was a fanatical Grand Inquisitor, whom he attempted to laugh off. Today it is easy to see that both were their own real opponent and that everything else was only a provisional half-measure” (p. 70). Schmitt clearly hungers for a similar clarity in Weimar and saw the rise of Fascism in Italy as the present-day nemesis of the Left.

Donoso Cortés was at heart a backwards-looking, reactionary monarchist. But Schmitt does not mention here that Donoso Cortés believed that monarchy no longer really existed. There were still kings, but even they did not believe in the legitimacy of monarchy. Instead, the fount of political legitimacy had passed to the people. Thus Europe’s remaining monarchs simply followed liberal democrats, who in turn followed the far Left: “Only in socialism did he see what he call instinct (el instinto) and from which he concluded that in the long run all the parties were working for socialism” (p. 70). Unfortunately, the Left was leading the entire world to perdition.[3] [7] Thus, Donoso Cortés embraced the idea of a reactionary dictatorship not merely to protest or retard but to reverse the “progress” of the Left. He was, therefore, something of a forerunner of modern Fascism, which Schmitt discusses in the conclusion of his book.

Juan-Donoso-Cortés.jpgSchmitt closes with an immanent critique of Sorel. First, Schmitt argues that Sorel himself ultimately subordinates proletarian myth and violence to rationalism, because the goal of the revolution is to take control of the means of production. But the modern economic system is of a piece with bourgeois democracy, thus “If one followed the bourgeois into economic terrain, then one must also follow him into democracy and parliamentarism” (p. 73). This does not strike me as particularly persuasive. When Schmitt was writing, the example of Imperial Japan showed that one can have a modern industrial economy without liberal democracy.

But one can’t have a modern industrial economy without rationalism, thus: “should this economic order develop even further, should production intensify even more, which Sorel obviously also wants, then the proletariat must renounce its myth. Just like the bourgeoise, it will be forced, through the superior power of the production mechanism, into a rationalism and mechanistic outlook that is empty of myth” (p. 73). This is a much more persuasive argument, for syndicalism becomes a farce if the proletariat overthrows gods, kings, and capitalists, only to refashion itself in their image.

But how can one consolidate the victory against rationalism and disenchantment into an entirely new form of society? Schmitt’s answer is that one needs a stronger myth than the general strike: namely nationalism.

Schmitt then discusses how Marxist and syndicalist ideas became fused with nationalism. The “bourgeoisie” as a figure of contempt was “first created by the aristocracy” then “propagated in the nineteenth century by romantic artists and poets” (p. 74). Marx and Engels then picked it up and, despite the pseudo-scientific sheen of Hegelian dialectics, transformed the bourgeoise into “an image of the enemy that was capable of intensifying all the emotions of hatred and contempt” (pp. 73–74).

When the Marxist myth of the bourgeoisie migrated to Russia, “it was able to give new life to the Russian hatred for the complication, artificiality, and intellectualism of Western European civilization . . .” (p. 74). At this point, Marxism “seized a myth for itself that no longer grew purely out of the instinct for class conflict, but contained strong nationalist elements” (p. 74). This fusion of Marxism and Russia’s anti-Western national identity probably helped Communism take root in Russia first: “Proletarian use of force had made Russia Muscovite again” (p. 75).

This, Schmitt argues, “shows that the energy of nationalism is greater than the myth of class conflict” (p. 75). Moreover, Sorel’s other examples of the power of political myth include the German and Spanish wars of liberation against Napoleon which again prove that “the stronger myth is national”; “. . . whenever it comes to an open confrontation of the two myths, such as in Italy, the national myth has, until today always been victorious” (p. 75).

Schmitt doesn’t say why the national myth is more powerful than the myth of the general strike, but surely one factor is that the national myth embraces the whole of a people, not just the workers, and draws its energy from more threads of identity than just economic deprivation. As Schmitt notes:

In national feeling, various elements are at work in the most diverse ways, in very different peoples. The more naturalistic conceptions of race and descent, the more typical terrisme of the Celtic and Romance peoples, the speech, traditions, and consciousness of a shared culture and education, the awareness of belonging to a community with a common fate or destiny, a sensibility of being different from other nations—all of that tends toward a national rather than a class consciousness today. (p. 75)

This passage also throws a good deal of light on Schmitt’s remarks on the homogeneity that makes democracy possible. Schmitt, however, emphasizes that democracy requires even more homogeneity among electors, hence the limitation of the franchise based on age, sex, social class, education, and other factors.

Schmitt’s contemporary example of the superiority of the myth of the nation to that of the proletariat is the rise of Fascism in Italy:

Until now the democracy of mankind has only once been contemptuously pushed aside through the conscious appeal to myth, and that was an example of the irrational power of the national myth. In his famous speech of October 1922 in Naples before the March on Rome, Mussolini said “We have created a myth. This myth is a belief, a noble enthusiasm: it does not need to be reality; it is a striving and a hope, belief and courage. Our myth is the nation, the great nation which we want to make into a concrete reality for ourselves.” In the same speech he called socialism an inferior mythology. (p. 76)

41RraM+VGpL._SX328_BO1,204,203,200_.jpgThe nineteenth century was the age of parliamentary liberal democracy. The twentieth century is the age of political myths. The rise of political myth is itself “the most powerful symptom of the decline of the relative rationalism of parliamentary thought” (p. 76). The Left may be the gravedigger of liberal democracy, but it offers no real alternative, simply modern materialism and rationalism stripped of the liberal charms of freedom and private life.

But the Left, quite unwittingly, has laid “the foundation of another authority, . . . an authority based on the new feeling for order, discipline, and hierarchy” (p. 76). A decade later, Schmitt cast his lot with the German party of national rebirth. The age of discussion was over; the age of myth had begun.

Nearly a century later, what light does Schmitt’s Crisis throw on our own? Schmitt is absolutely correct that liberalism’s mania for opening borders and lowering standards has made modern democracies increasingly dysfunctional.

As for the alternatives to liberal democracy, Left and Right versions still exist. But the myth of the general strike is completely dead. The proletariat was successfully wooed by both fascism and liberal democracy, so the Left now disdains the white working class as reactionaries and instead seeks to mobilize non-whites and sexual outsiders against the white majority. The new Leftist myth is of white guilt and non-white aggrievement. It is now so dominant that the United States is tearing itself to pieces. The American center-Right has completely capitulated to the mob. Their strategy is to do nothing and hope that the mob gets tired, so Republicans will not have to exercise courage.

The myth of the nation, however, is still very much alive. Liberal democracy and communism defeated fascism in the Second World War, but they did not defeat nationalism. Indeed, the Allies defeated the Axis only by drawing upon their own national myths. Currently, the liberal-democratic establishment is coddling the Left that is actively working to destroy it. Thus, for the time being, the nationalist Right should do nothing. Never interrupt your enemies when they are destroying one another.

But the center cannot hold. Eventually, a space will be cleared for a new confrontation of myths: the myth of white guilt, degradation, and death vs. the myth of white pride and regeneration. We call it White Nationalism. Before that confrontation comes, though, we need to ensure that our myth is the stronger.

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Notes

[1] [10] Carl Schmitt, The Crisis of Parliamentary Democracy, trans. Ellen Kennedy (Cambridge, Mass.: MIT Press, 1985).

[2] [11] Quoted in Ellen Kennedy’s Introduction, Crisis, p. xxiv

[3] [12] See Schmitt’s fuller discussion of Donoso Cortés in Political Theology: Four Chapters on the Concept of Sovereignty (1922), trans. George Schwabb (Cambridge, Mass.: MIT Press, 1988), chapter 4, “On the Counterrevolutionary Philosophy of the State.”

 

 

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dimanche, 14 juin 2020

Letter from Evola to Carl Schmitt (I)

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Letter from Evola to Carl Schmitt (I)

via Facebook (Antonio Andreas)

Among the 19,000 pieces of correspondence found in Carl Schmitt’s personal library, there were eight letters from Julius Evola over a period of several years. There were none found in the opposite direction. From the letters, it is obvious that Evola was very interested in Schmitt’s book on Donoso Cortes, whom they both regarded quite highly. As a public service, we have made available Donoso’s book, Essays on Catholicism, Liberalism, and Socialism. Since it is hardly likely that Evola was interested in Donoso’s take on Catholicism, we can assume the other essays are more pertinent. At the very least, they are a counter-balance to the absurd meme floated by the Nouvelle Droite regarding the intellectual source of liberalism. More likely, Evola and Schmitt were impressed by Donoso’s defense of authoritarianism.

The letters were written in German, using the polite form of “you”. The translations here derive from an Italian translation of the original. Evola’s first letter to Schmitt follows:

15 December 1951

Dear Professor!

I owe your address to Dr. Mohler; therefore, I am able to take the initiative—which I gave been thinking about for some time—après le déluge. I have often requested news about you: primarily, our common friend, Prince Rohan, has assured me that you have at least physically moved beyond the period of the fall. Subsequently, I learned of your controversial “reappearance” and new works. Regarding this, I thank you very much for the booklet “Recht und Raum”, that I received hear in Rome.

51ReOD99aPL._SX341_BO1,204,203,200_.jpgAs far as my own person, things have not always gone the best for me: a war wound prevents me from walking and I can remain seated only for a few hours a day. I returned to Italy in 1948, but I’ve had to stay in nursing homes, so that I returned to my former home in Rome only last May. Subsequently a strange thing happened: I was … arrested. At the margins of so-called “neofascism” (MSI – Movimento Sociale Italiano) groups were formed that committed some foolish acts (bombings). Since my writings were read in those circles with great frequency and my person was rather highly regarded as a “spiritual father”, they wanted to attribute to me the responsibility of a movement of which I knew almost nothing, and they accused me of the alleged defense of “fascist” ideas (“apologist for Fascism”). The story ended last month with my complete innocence; the only consequences were free publicity in my favour and a bad impression for the imposing, far-sighted state police.

Apart from this, after my return I took up again unchanged my old activity in the teaching and politico-cultural fields (conservative revolutionary, as Dr. Mohler would say). Nevertheless, the situation here is not very easy and not only because of the Christian-social democracy, but also for the heavy legacy of the so-called “second Fascism” (republican and “social”) of the neo-Fascists.

A short time ago Revolt against the Modern World was published in a new and expanded edition. The same for my works of a spiritual and “esoteric” character that had gone out of print and in the meantime other translations were published in English (The Doctrine of Awakening). It is a way of trifling the time.

After having briefly told you about me, I would be happy to know something of you and your projects, since I would give great value to remaining in contact with you. I would also have to ask you one thing: could you possibly procure for me a copy of your new writing on Donoso Cortes? I myself, in fact, am interested in this author and intend to deal with him in an essay—Menschen und Trummer—on which I am currently working.

Well, I offer you my best wishes for the upcoming Holiday.

I remain with old friendship.

P.S. Did something happen to your old house in Dahlem?

I will send you a pamphlet, Orientamenti [Orientations], which constituted the principle corpus delicti [body of the crime, evidence] of my trial.

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mardi, 02 juin 2020

Carl Schmitt, le meilleur ennemi du libéralisme

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Carl Schmitt, le meilleur ennemi du libéralisme

Conférence de Jean Leca

 
Dans cette conférence de novembre 2001, Jean Leca s'intéresse à la pensée de Carl Schmitt et au rapport de celui-ci à la philosophie politique. Il note que Carl Schmitt est une référence importante pour les philosophes continentaux, notamment Hayek, et pour les philosophes politiques alors même que selon Carl Schmitt il ne peut y avoir de philosophie politique.
 
De même, il n'y a pas de normativité morale : au fondement de la normativité, il y a la juridicité et non la moralité. Si l'on se met à agir pour des raisons morales, en politique, c'est le meilleur moyen de susciter une violence incontrôlable.
 
La guerre, inscrite dans la politique comme le mal dans la création, ne saurait avoir de justification morale ou rationnelle. Elle n'a qu'une valeur existentielle, particulière. Parce que l'identité personnelle est d'abord polémique (l'être humain se définit par opposition, par inimitié), un monde sans guerre serait un monde sans être humain.
 
Jean Leca analyse ensuite la critique schmittienne de la non-théorie politique du libéralisme: il n' y a pas de politique libérale sui generis, il n'y a qu'une critique libérale de la politique.
 
 

samedi, 07 mars 2020

Carl Schmitt. Die Militärzeit 1915 bis 1919

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Neueste Geschichte:
E. Hümsert u.a. (Hgg.):
Carl Schmitt. Die Militärzeit 1915 bis 1919
Titel
Die Militärzeit 1915 bis 1919. Tagebuch Februar bis Dezember 1915. Aufsätze und Materialien
 
Autor(en)
Schmitt, Carl
Herausgeber
Hüsmert, Ernst; Giesler, Gerd
Erschienen
Berlin 2005: Akademie Verlag
Anzahl Seiten
VIII, 587 S., 10 s/w Abb.
Preis
€ 49,80
Rezensiert für H-Soz-Kult von
Reinhard Mehring, Institut für Philosophie, Humboldt-Universität zu Berlin

cover_book-35195__120.jpgDer Nachlass Carl Schmitts ist eine reiche Quelle. Fast wundert es aber, dass er so reichlich sprudelt. Denn seine Edition wurde nicht generalstabsmäßig geplant. Das lag auch an Schmitt selbst. Zwar entwickelte der zahlreiche interpretative Strategien im Umgang mit seiner Rolle und seinem Werk. Anders als etwa Heidegger organisierte er aber seine posthume Überlieferung nicht im großen Stil. Er betrieb keine Fusion von Nachlassinterpretationspolitik und Nachlasseditionspolitik, bei der interpretative Strategien kommenden Editionen vorarbeiteten. Initiativen zu einer großen Werkausgabe scheiterten deshalb auch nach Schmitts Tod. Damals wurde eine Chance vertan, denn personell und institutionell haben sich die Bedingungen nicht verbessert. Schmitts letzte Schülergeneration, die „dritte“ Generation bundesdeutscher Schüler (Böckenförde, Schnur, Quaritsch, Koselleck etc.), tritt ab und den Institutionen geht das Geld aus. Heute ist keine historisch-kritische Gesamtausgabe in Sicht. Die Zukunft ist solchen Projekten auch nicht rosig. Das gerade erschienene Berliner „Manifest Geisteswissenschaften“ etwa, ein revolutionäres Dokument der „Beschleunigung wider Willen“, plädiert für eine Überführung akademischer Langzeitvorhaben in „selbständige Editionsinstitute“.[1] Vor Jahren hätte sich wahrscheinlich noch staatlicher Beistand finden lassen. Heute ist das schwieriger. Einige letzte Schüler und Enkelschüler sowie Duncker & Humblot und der Akademie-Verlag schultern die editorischen Aufgaben allein im Aufwind der internationalen Resonanz. Es gibt eine Arbeitsteilung: Die juristisch besonders einschlägigen Schriften publiziert Schmitts alter Hausverlag Duncker & Humblot. Auch nachgelassene Texte wie das „Glossarium“[2] und der Briefwechsel mit dem spanischen Naturrechtler Álvaro d’Ors [3] erschienen dort. Andere Texte aber veranstaltete der Akademie-Verlag, dessen früherer Leiter Gerd Giesler, Mitherausgeber des jüngsten Tagebuch-Bandes, mit Schmitt (wie auch Ernst Hüsmert) noch über viele Jahre befreundet war.

Das bei Lebzeiten publizierte Werk ist nun nahezu komplett greifbar. Vier aufwändige Editionen erschienen mit apologetischen Zielsetzungen. Helmut Quaritsch [4] verteidigte Schmitts Sicht des Völkerrechts in seinen kommentierten Ausgaben eines Rechtsgutachtens über das „Verbrechen des Angriffskrieges“ sowie der Antworten Schmitts im Rahmen der Nürnberger Prozesse. Günter Maschke [5] ergänzte Schmitts Sammlung „Verfassungsrechtliche Aufsätze“ um zwei weitere Bände und realisierte damit in anderer Weise Überlegungen, die Schmitt selbst früher noch erwogen hatte. Nur die Schriften zur deutschen Verfassungsentwicklung stehen heute aus. Einiges davon ist unproblematisch, anderes jedoch nicht. Soll man eine Kampfschrift wie „Staat, Bewegung, Volk“ von 1933 wieder auflegen? Bedenken liegen nahe. Gralshüterische Mauern aber gibt es im Umgang mit Schmitt heute nicht mehr. Der Nachlass ist offen und die intensiven Debatten der letzten Jahre haben zu einem abgeklärten Umgang geführt. Schmitt rückte uns auch menschlich-allzumenschlich näher. Die bisher publizierten Briefwechsel bieten hier manche Überraschungen. Völlig neue Einblicke eröffnen aber die Tagebücher. Im Verblüffungsgang des Werkes sind sie die jüngste Überraschung. Man wusste zwar, dass Schmitt Tagebuch schrieb. Umfang und Gehalt aber waren kaum zu ahnen. Ähnlich wie bei Thomas Mann tauchen sie als Chronik des Lebens fast unverhofft auf. Zwei Bände sind inzwischen erschienen; weitere Tagebücher bis 1934 kündigen die Herausgeber nun im Vorwort an (S. VIII).

2003 erschien ein erster Band über die (vorwiegend) Düsseldorfer Jahre.[6] Er zeigte ein Leben wie aus einem Roman Kafkas oder Robert Walsers: hin und her geworfen zwischen der juristischen Fron des Rechtsreferendars bei einem dämonischen „Geheimrat“ und der Hohezeit des Liebesglück einer waghalsigen ersten Ehe. Seltsam überzeichnet und irreal erschienen die Bedrängnisse und Exaltationen dieses Lebens. Wie im Bunten Blatt wartete der Leser auf Fortsetzung. Nun ist sie da. Auch diesmal ist für Überraschungen gesorgt. Der zweite Band umfasst die Münchener Militärzeit im Verwaltungsstab des stellvertretenden Generalkommandos des 1. bayerischen Armee-Korps, die biografisch bislang weithin im Dunklen lag. Neben dem Tagebuch vom 6. Mai bis 29. Dezember 1915 sowie einem kurzen Anhang enthält er einen Dokumentationsteil über die Tätigkeit bis 1919 sowie eine Auswahl aus Veröffentlichungen der Jahre 1915 bis 1919. Dazu kommen interessante Abbildungen, Briefe und Materialien sowie ein Anhang. Anders als im ersten Band füllt das Tagebuch weniger als ein Drittel. Über zweihundert Seiten umfasst der Dokumentationsteil, knapp einhundert Seiten die Auswahl wichtiger Veröffentlichungen, die bisher schlecht zugängig waren und besonderes Interesse finden werden. Dieser Aufwand mag überraschen. Gerade auch in Ergänzung zum ersten Band macht die extensive Edition aber einen guten Sinn. Liest man den ersten Band wie einen Roman der Wirrnis, so spiegelt der zweite jetzt eine Wendung zur Reflexion und Objektivation der eigenen Lage und Problematik, durch die Schmitt seine existentielle Krise allmählich distanziert und überwindet. Er wechselt das literarische Genre, bricht sein Tagebuch ab, weil er stärkere Formen der Distanzierung gefunden hat.

Das Tagebuch zeigt Schmitt am neuen Ort, in neuer Funktion und Tätigkeit. Wir lernen den Stabssoldaten in den prägenden Jahren seiner Absage an Boheme und Romantik und des Scheiterns seiner ersten Ehe genauer kennen. Man könnte von einer formativen Phase oder auch Inkubationsjahren sprechen. Hier lebte Schmitt seine Neigung zur Boheme aus. Hier wurde er zu dem gegenrevolutionären Etatisten, den wir aus der Weimarer Zeit kennen.

Das Tagebuch beginnt mit der Ankunft in München. Das „Leben in der Kaserne“ ist zunächst die Hölle (S. 23). Schmitt erlebt den „Gott dieser Welt“ (S. 28f.), das Recht, von der Seite der „Vernichtung des Einzelnen“ (S. 64, vgl. 130). Der Straßburger Lehrer Fritz van Calker, nunmehr Major, holt ihn bald ins Münchner Generalkommando. Schmitt beschließt den „Pakt mit dieser Welt“, um dem Frontdienst zu entkommen. An die Stelle des Geheimrats tritt nun ein „Hauptmann“. Stand Schmitt im ersten Band zwischen Cari und „Geheimrat“, leidet er nun am „Gegensatz zwischen dem Generalkommando und Cari“ (S. 72). „Militär und Ehe; zwei schöne Institutionen“, vermerkt er ironisch (S. 90, vgl. S. 106). Beides findet er fürchterlich und gerät darüber erneut in lamentable Krisen. Ein ganzes Spektrum von Todesarten phantasiert er durch. Schmitt lebt in der ständigen Angst, seine langweilige Tätigkeit als Zensor gegen die Front eintauschen zu müssen, und streitet sich mit seiner angeschwärmten Frau. Jahre später, 1934, wird er in einer verfassungsgeschichtlichen Kampfschrift den „Sieg des Bürgers über den Soldaten“[7] beklagen. Hier erfahren wir nun, wie es um diesen kriegsfreiwilligen „Soldaten“ im Ersten Weltkrieg steht: Er verachtet den Krieg und das Militär, hasst den „preußischen Militarismus“ und die „Vernichtung des Einzelnen“ durch den Staat, der er doch Anfang 1914 noch in seiner späteren Habilitationsschrift „Der Wert des Staates und die Bedeutung des Einzelnen“ rechtsphilosophische Weihen erteilte. Wir sehen einen Menschen im ständigen Hader mit sich selbst, der unter seiner Zerrissenheit leidet. Schmitt steht im existentiellen Entscheidungszwang. Militär und Ehe kann er nicht beide bekämpfen. Vor Cari flüchtet er zum Staat.

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Im Büro hat er zumeist „nichts“ zu tun. Den „Mechanismus des täglichen Berufslebens“ (S. 64) nimmt er als „Gefängnis“ wahr, obgleich er mittags meist wieder draußen ist. Er trifft sich regelmäßig mit Freunden. Einige unterstützen ihn finanziell. Unter der Bank schreibt Schmitt ab Mai 1915 seine Studie über Theodor Däublers Nordlicht-Dichtung. Sein Kriegsdienst beschränkt sich, scheints, auf Gutachten über die Entwicklung des Belagerungszustandes, das Erteilen von „Passierscheinen“ und andere Genehmigungen sowie auf die Briefzensur und Beobachtung literarischer Pazifistenkreise, die im Dokumentationsteil eingehender nachgewiesen ist. Für die „Kerls in Berlin“ will Schmitt sich nicht totschlagen lassen (S. 71). Pazifistischer Literatur aber erteilt er die „Beschlagnahmeverfügung“ (S. 73). Dabei schämt er sich seiner Tätigkeit als Zensor (S. 85). „Pfingstsonntag. Den ganzen Tag auf dem Büro. Es ist entsetzlich, so eingespannt zu sein; eine lächerlich dumme Arbeit, Polizeistunden-Verfügungen, albern“ (S. 72). Schmitt erlebt den Krieg 1915 mehr als Papierkrieg und leidet unter der Verschlechterung der Schokoladenqualität. Jenseits allgemeiner Schmähungen des „Militarismus“ finden sich keine politischen Bemerkungen. Der Frontverlauf existiert in diesen Aufzeichnungen nicht. Von den „Ideen von 1914“ oder glühendem Nationalismus und Etatismus findet sich in den frühen Tagebüchern insgesamt fast keine Spur. Darüber kann man sich gar nicht genug wundern.

Seine literarischen Feindbeobachtungen verkauft Schmitt an eine Wochenzeitung. Auszüge aus seinen Berichten in der „Hamburger Woche“ sind abgedruckt. Durch die Tätigkeit als Zensor lernt er die literarische Avantgarde genauer kennen. Mit ästhetischem Gefallen liest Schmitt manche Schriften, die er dann verbietet. Weil Aphorismen ihm zusagen, schickt er einem „gescheiten, verstandeskräftigen Juden“ seine Monografie über den Staat, worüber der sich wundert (S. 88, 91). Assessor August Schaetz (S. 112 ff.) taucht auf, dem später, zum Gedenken an seinen Soldatentod, der „Begriff des Politischen“ gewidmet ist. Zum Scheiden er, zum Bleiben Schmitt erkoren. Am 6. September 1915 stellt Schmitt noch kategorisch fest: „Ich werde mich in einer Stunde vor Wut über meine Nichtigkeit erschießen.“ (S. 125) Doch am nächsten Tag erhält er vom Verlag die Zusage für das Däubler-Buch und vom Generalkommando den Auftrag, einen Bericht über das Belagerungszustands-Gesetz zu schreiben, den er höhnisch kommentiert: „Begründen, dass man den Belagerungszustand noch einige Jahre nach dem Krieg beibehält. Ausgerechnet ich! Wofür mich die Vorsehung noch bestimmt hat.“ (S. 125) Seine Studie über „Diktatur und Belagerungszustand“ [8] wird ein Erfolg. Das Thema bahnt ihm den weiteren Weg. Die Diagnose einer Verschiebung der Gewaltenverhältnisse wird seine wichtigste verfassungspolitische Einsicht.

Der „Militarismus“ versetzt ihn weiter in Angst und Schrecken. Schmitt empfindet, „wie berechtigt es ist, vor dem Militärregime Angst zu haben und eine Trennung der Gewalten und gegenseitigen Kontrollen einzuführen“ (S. 135). Nachdem die Nordlicht-Studie abgeschlossen ist, kommt Däubler für einige Tage zu Besuch und die Freundschaft geht in die Brüche. Schmitt fühlt sich ausgenutzt und abgestoßen (S. 142ff.). Der Straßburger Lehrer Fritz van Calker schlägt ein „Habilitationsgesuch nach Straßburg“ (S. 157) vor, was Schmitt begeistert aufnimmt.

Wieder einmal erweist sich Calker als rettender Engel. Er lehrte Schmitt eine politische Betrachtung des Rechts; beide planten einst sogar eine gemeinsame „Einführung in die Politik“ [9]; Calker rettete Schmitt aus dem Düsseldorfer Ehedrama nach München, zunächst in die Kaserne, dann ins Generalkommando, und ermöglichte ihm später während des Militärdienstes die Habilitation. Diese Rückkehr nach Straßburg erscheint nun als paradiesischer „Traum“ (S. 157). „Das ist das richtige Leben“ (S. 162), notiert Schmitt. Als aus Straßburg nicht gleich Nachricht kommt, vermutet er eine Intrige des Geheimrat (S. 169). Doch auch diese Sorge ist überspannt. Auch der Geheimrat, der uns in den ersten Tagebüchern kafkaesk begegnete, wird sich als Förderer erweisen, indem er Schmitt seine erste feste Dozentur an der Münchner Handelshochschule vermittelt. Der Band dokumentiert dies durch Briefe zur beruflichen Entwicklung (S. 503ff.). Der wichtigste Mentor aber bleibt der Straßburger Doktorvater. Calker steht 1933 noch hinter der Berufung nach Berlin, weil er sich beim Minister Hans Frank, auch ein Schüler Calkers, für Schmitt einsetzte.[10] Schmitts schnelle Karriere in der Weimarer Republik wurde gerade durch die frühen Kontaktnetze ermöglicht, die in den Tagebüchern so gespenstisch begegnen. Nur Calker kommt bei Schmitt stets positiv weg. Ihm widmete er 1912 seine Studie „Gesetz und Urteil“.[11] Doch in seinen späteren Schriften erwähnt er ihn fast überhaupt nicht mehr. Der Name des wichtigsten Mentors ist aus Schriften und Nachlass geradezu vertilgt. Erst in den Tagebüchern taucht er wieder auf.

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Unentwegt rätselt Schmitt selbst über seinen problematischen Charakter. Er bringt ihn auf eine Formel. Schmitt empfindet sich als „Prolet“ und möchte ein Buch schreiben: „Der Prolet, oder: Der Plebejer. [...] Sein Instinkt: sich zu ducken und sich zu strecken, wie es kommt. Er ist ad alterum.“ (S. 124, dazu vgl. S. 448) Was Schmitt an sich bemerkt, rechnet er immer wieder auch Richard Wagner und dem Judentum zu: die „Abhängigkeit von der Meinung anderer“ (S. 173). Das Spiegelgefecht um Selbst- und Fremdhass, Freund-Feind-Identifikationen, treibt Schmitt in diesen Aufzeichnungen bis zur Selbstparodie. Im Licht von Nietzsches Wagnerkritik nimmt er Wagners antisemitische Disjunktion von Wagnerianismus und Judentum zurück, wenn er beiden das gleiche Syndrom, die gleiche Abhängigkeit von der Meinung der anderen unterstellt, den Vater des modernen, postchristlichen Antisemitismus seinerseits als „Juden“ (S. 115) brandmarkt und als „eine rein interne jüdische Angelegenheit“ (S. 164) betrachtet. Viel Literatur steckt im Antisemitismus. Schmitt dekonstruiert ihn als Spiegelgefecht in der literarischen Tradition Heines, Wagners und Friedrich Nietzsches. Aus den Verstrickungen der modernen Weltanschauungen, die Schmitt in einen Topf wirft (S. 176), flüchtet er zum Katholizismus. So ärgerlich vieles auch klingt, muss man nicht alles auf die Goldwaage legen. Schmitt sieht seinen Feind durchaus schon als „die eigne Frage als Gestalt“ an.

Das Tagebuch endet mit der Entscheidung für Straßburg. Schmitts Verfahren ist durch den Wiederabdruck der Probevorlesung gespiegelt. Der Band greift durch weitere Texte noch über das Jahr 1916 hinaus. Wichtig ist hier vor allem der Abdruck der Beiträge zur Zeitschrift „Summa“. Durch dieses Texttriptychon konfrontiert Schmitt seinen satirischen „geschichtsphilosophischen Versuch“ über „Die Buribunken“ mit einer theologisch anspruchsvollen „scholastischen Erwägung“ über „Die Sichtbarkeit der Kirche“ und vermittelt beides über die rechtsphilosophische Verhältnisbestimmung von „Macht und Recht“. Sinnvoll ist auch die Beigabe der kurzen Satire auf Karl Kraus sowie der Vorbemerkung zur Ausgabe einer romantischen Autobiografie. Diese kleine Veröffentlichung spiegelt Schmitts biografische Entscheidung: den Sprung in den Glauben, für den offenbar auch die Begegnung mit Theodor Haecker und Kierkegaard wichtig war. Ein Vorlesungsauszug über Bodin kündigt die Ausarbeitung der Souveränitätslehre an, die dann ins nächste Kapitel der Biografie gehört.

Das Thema der Münchener Militärzeit ist die Entscheidung für Etatismus und Katholizismus, die Schmitt seinen existentiellen Krisen abrang und die er privatim, psychobiografisch, kaum vertreten konnte. Wir sehen eine doppelte Fluchtbewegung: eine Flucht aus der Zeit und in die Zeit. Zunächst flieht Schmitt in die Zeit, indem er sich von seinem ruinösen Privatleben abwendet und dem gegenrevolutionären Staat verschreibt. Später flieht er auch aus der Zeit: zum Katholizismus, wie es sein Dadaistenfreund Hugo Ball [12] in seinen Tagebüchern „Flucht aus der Zeit“ beschrieb.

Nun erst ist die Münchner Militärzeit material erschlossen. Sie erscheint in ihrem eigenartigen Profil gegenüber der Düsseldorfer Jugendkrisis sowie der zweiten Münchener Zeit an der Handelshochschule. Diese Zeit von 1919 bis 1921, die erste feste akademische Stellung noch vor dem Wechsel nach Greifswald, wurde bisher kaum zur Kenntnis genommen. Auch dafür sind nun neue Gleise gestellt. Schmitt war nicht nur akademisch frühreif, sondern machte auch schnelle berufliche Karriere. Schon im Generalkommando saß er recht fest im Sattel. Die Front blieb ihm erspart. Ab 1919 war er dann, 31-jährig, als Dozent mit glänzenden Aussichten etabliert. Beruflich jedenfalls wurde er bald zum „Glückspilz“ (S. 521ff.), was die Tagebücher zunächst kaum erahnen lassen.

Das Gewicht dieses zweiten Bandes liegt nicht zuletzt in der gedankenreichen Einleitung, sorgsamen Kommentierung und Zusammenstellung. Dass Schmitt mit der – 1919 erscheinenden – „Politischen Romantik“ auch seinen eigenen Ästhetizismus niederrang, war lange bekannt. Schon Karl Löwith hatte es bemerkt. Der zweite Band zeigt nun, dass diese existentielle Entscheidung durch die objektivierende Phase der Zensorentätigkeit im Generalkommando hindurchging. Hier begegnet das Leben der Boheme aus der Perspektive staatlicher Repression. Wir kannten bereits den Romantiker, der die politische Romantik exekutiert. Hier haben wir den Etatisten, der den Staat hasst. Er bestätigt die Generalthese seiner Habilitationsschrift nicht als General Dr. von Staat mit geschwollener Brust. Schmitt findet den „Wert des Staates“ in einer moralischen „Vernichtung des Einzelnen“, die ihm die existentielle Rettung aus seinen Exaltationen bedeutete.

Anmerkungen:
[1] Gethmann, Carl Friedrich u.a. (Hgg.), Manifest Geisteswissenschaften, Berlin-Brandenburgische Akademie der Wissenschaften, Berlin 2005, S. 9, vgl. S. 25f.
[2] Schmitt, Carl, Glossarium. Aufzeichnungen der Jahre 1947 bis 1951, hg. v. von Medem, Eberhard, Berlin 1991.
[3] Herrero, Montserrat (Hg.), Carl Schmitt und Álvaro d’Ors. Briefwechsel, Berlin 2004.
[4] Quaritsch, Helmut (Hg.), Carl Schmitt. Das internationalrechtliche Verbrechen des Angriffskrieges und der Grundsatz ‚Nullum crimen, nulla poena sine lege’, Berlin 1994; Ders., Carl Schmitt. Antworten in Nürnberg, Berlin 2000.
[5] Schmitt, Carl, Staat, Großraum, Nomos. Arbeiten aus den Jahren 1916 bis 1969, hg. v. Maschke, Günter, Berlin 1995.
[6] Schmitt, Carl, Tagebücher. Oktober 1912 bis Februar 1915, hg. v. Hüsmert, Ernst Berlin 2003; dazu meine Besprechung , in: H-SOZ-U-KULT vom 21.1.2004 <http://hsozkult.geschichte.hu-berlin.de/rezensionen/2004-1-039>. Inzwischen ist (2005) eine zweite, korrigierte Auflage erschienen.
[7] Schmitt, Carl, Staatsgefüge und Zusammenbruch des zweiten Reichen. Der Sieg des Bürgers über den Soldaten, Hamburg 1934.
[8] Schmitt, Carl, Diktatur und Belagerungszustand, in: Ders., Staat, Großraum, Nomos, Berlin 1995, S. 3-20.
[9] Das geht aus einem erhaltenen Brief van Calkers an Schmitt vom 30.10.1922 hervor (Hauptstaatsarchiv NRW, Nachlass Carl Schmitt, RW 265-2492). Im Erscheinungsjahr der Erstfassung des „Begriffs des Politischen“ publizierte Calker dann seine „Einführung in die Politik“ (München 1927), die aus Vorlesungen hervorging.
[10] Brief Friedrich van Calkers vom 14.6.1933 an Schmitt (Nachlass Carl Schmitt, RW 265-2493).
[11] Schmitt, Carl, Gesetz und Urteil. Eine Untersuchung zum Problem der Rechtspraxis, 1912, München 1968, vgl. S. VIII.
[12] Ball, Hugo, Flucht aus der Zeit, Luzern 1946.

vendredi, 28 février 2020

Itinéraire posthume de l’antilibéralisme schmittien. Un héritage incontournable ?

Itinéraire posthume de l’antilibéralisme schmittien. Un héritage incontournable ?

Une critique de Tristan Storme
Ex: https://www.raison-publique.fr

arton276-c1eeb.jpgEditeur : Armand Colin
Collection : Le Temps Des Idées
Nb. de pages : 400 pages
Prix : 21 euros.

Référence : Critique publiée dans Raison publique, n° 8, avril 2008, pp. 153-165.

- Jan-Werner Müller, Carl Schmitt : Un esprit dangereux, trad. par Sylvie Taussig, Paris, Armand Colin, coll. « Le temps des idées », 2007, 400 p.

Publié à l’origine en anglais il y a cinq ans, l’ouvrage de Jan-Werner Müller, Carl Schmitt : Un esprit dangereux, aujourd’hui traduit en français dans la collection « Le temps des idées » dirigée par Guy Hermet, tombe à point nommé dans le monde universitaire et intellectuel francophone, où il n’est pas rare d’entendre que ce « Hobbes du vingtième siècle » [1] n’aurait plus rien à nous livrer. Schmitt, un esprit à la fois brillant et dangereux — ou, pourrait-on dire, dangereux en raison de son talent indéniable — a connu la crise de la république de Weimar, les deux guerres mondiales, la séparation de l’Allemagne et la Guerre froide ; son œuvre vieille de soixante-dix ans est, quelque part, le parangon des meurtrissures que porta le siècle récemment écoulé [2]. En mai 1933, le juriste rhénan adhérait à la NSDAP, donnant du crédit au régime hitlérien au travers de nombreux textes rédigés durant cette période. S’il prend néanmoins ses distances à l’égard du Führer dès 1936, il ne reniera jamais son antisémitisme philosophique, comme l’atteste avec virulence le recueil de ses journaux publié après sa mort, en 1991. C’est cette compromission qui fait d’ailleurs question ; les commentateurs se sont interrogés, en vue de savoir jusqu’à quel point un tel ralliement se répercuta sur les écrits schmittiens ultérieurs. Certains exégètes ont aussi pris le parti d’affirmer que les prémisses analytiques de l’adhésion de Schmitt au nazisme se découvraient à la lecture de ses livres de jeunesse. Depuis quelques années, semblables questionnements ont été au cœur des débats français. Mais force est de reconnaître qu’en dépit de son passé funeste, Carl Schmitt semble avoir suscité l’intérêt d’auteurs très différents et joué un rôle particulièrement influent dans l’évolution des discussions politico-philosophiques contemporaines. Dans son ouvrage, Jan-Werner Müller, professeur à l’université de Princeton, s’attèle à examiner de près la réception essentiellement européenne (surtout allemande) de l’œuvre du juriste rhénan ou, comme il le dit si bien lui-même, à « constituer une histoire critique de "ce que Schmitt a signifié" pour le vingtième siècle. » [3]

Dans une première partie, intitulée « Un juriste allemand au vingtième siècle », Müller retrace chronologiquement, et avec érudition, le parcours biographique et intellectuel de Carl Schmitt, depuis la rédaction de ses deux thèses de doctorat jusqu’au retranchement du savant dans son village natal du Sauerland, au lendemain du procès de Nuremberg. Pointant du doigt les contradictions et les arguments forts de la pensée de Schmitt, l’auteur compose le portrait d’un jeune publiciste qui, dès l’amorce de sa carrière, s’employa à forger et à affûter un arsenal théorique destiné à mettre à mal le libéralisme bourgeois, le parlementarisme dominé par les intérêts d’une frange sociétale non représentative. La doctrine libérale, qui refuse de discerner ses ennemis et de reconnaître le primat de la décision, participerait du phénomène d’envahissement de l’État par la société dont serait responsable la prolifération des associations économiques. À la lecture des premiers chapitres, on comprend rapidement qu’aux yeux de Müller, l’antilibéralisme constitue la pierre angulaire, le motif central de la pensée politique de Schmitt, telle qu’elle s’est déployée durant les années vingt. Le philosophe de Weimar s’est évertué à rendre la mass democracy compatible avec l’autoritarisme, par l’intermédiaire d’une théorie de la représentation à même de rendre publiquement présent le peuple rassemblé. Il oppose sa définition particulière de la démocratie aux conceptions libérales de la notion qui l’identifient à une simple addition des voix des individus esseulés dans l’isoloir. Müller n’aurait pas pu procéder autrement qu’en restituant le contexte d’énonciation des philosophèmes schmittiens, dans la mesure où l’examen de l’impact de cette pensée représente le centre névralgique de son étude. Puisqu’il opère de la sorte, il peut éminemment tenter, dans la suite du récit, de répondre à la question de savoir ce qui, en dehors de la conjoncture contextuelle, est susceptible d’être extirpé et de survivre à son fondateur.

Depuis les travaux de Dirk van Laak [4], Carl Schmitt : Un esprit dangereux est certainement, à ce jour, l’examen le plus exhaustif qui a trait à la réception allemande, et plus largement européenne, des idées schmittiennes. Müller sillonne l’héritage du juriste, auteur par auteur, tout en évitant soigneusement le travers qui consisterait à débusquer des « schmittiens » partout, au détour de la moindre citation ; il rapporte en substance les nombreux débats pointus et spécialisés qui animèrent l’histoire des idées politiques de l’après-guerre, livrant des tendances, des filiations qu’il ne cherche nullement à plaquer sur une typologie embarrassante. Les arguments des successeurs et des interlocuteurs intellectuels de Carl Schmitt sont livrés dans toute leur singularité discursive. Si bien qu’il est difficile qu’échappe au lecteur le fait que Schmitt ait pesé de manière considérable sur les raisonnements de nombre de ses contemporains. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, quoique privé d’enseignement et écarté des universités, Carl Schmitt, ayant refusé de se soumettre à la dénazification, reçoit furtivement dans sa demeure à Plettenberg une minorité influente de penseurs qui participèrent à la mise sur pied de la nouvelle structure étatique ouest-allemande : Nicolaus Sombart, Hanno Kesting, Reinhart Koselleck, Roman Schnur, Armin Mohler ou encore Ernst-Wolfgang Böckenförde, pour ne citer que quelques noms. Il n’est donc pas faux d’affirmer, avec Habermas, que « l’histoire de cette influence a[urait] une valeur fondatrice pour l’État allemand. » [5] L’ombre de l’auteur de La notion de politique a effectivement plané sur les controverses d’après la guerre et accompagné le façonnage théorique du paysage juridico-polititque de la RFA. Devant le triomphe de l’adversaire américain, Schmitt, qui refusa de faire contrition et de consacrer la mise au ban de l’unité politique allemande, a permis d’assurer « la continuité d’une tradition allemande qui aurait été mise en cause. » [6] Tenu en dehors du « système », à l’écart des lieux déterminants, il est devenu une figure d’inspiration emblématique pour toute une série de jeunes théoriciens qui n’hésitèrent aucunement à puiser, dans son œuvre, des conceptions plutôt mal perçues à l’époque. Ses réflexions, conservatrices et autoritaires, furent relayées ; elles alimentèrent les discussions relatives à la rédaction d’une Constitution pour l’Allemagne de l’Ouest, exhumant l’option d’une protection de la démocratie renaissante contre ses ennemis antidémocratiques. L’idéal d’un État fort fut puissamment reconduit dans les écrits d’Ernst Forsthoff, schmittien devant l’Éternel, bien décidé à remettre l’État au-dessus de la société et des intérêts conflictuels qui animeraient cette dernière.

9783428159802.jpgMais l’œuvre du publiciste de Weimar n’a pas seulement eu écho à travers les travaux d’auteurs plus ou moins conservateurs : la réception de la pensée du juriste a pour spécificité d’être étonnamment polarisée. Jürgen Habermas lui-même, l’un des plus farouches contempteurs du théoricien du politique, n’a pas manqué de reconnaître l’exactitude du constat de Schmitt qui conclut à une déliquescence de la logique parlementaire. L’histoire de l’ « espace public » suit, en effet, à la lettre l’analyse que soumet Carl Schmitt de la transformation progressive du parlementarisme [7]. Dans son ouvrage, Müller rapporte que Henning Ritter, le fils de Joachim Ritter, avait déjà laissé sous-entendre qu’il existerait « une relation entre la pensée de Habermas et celle de Schmitt » [8] ; plus récemment, et en France qui plus est, Philippe Raynaud a défendu la thèse suivant laquelle la pensée du défenseur du patriotisme constitutionnel serait particulièrement redevable de celle du juriste allemand, « dans la mesure même où elle s’est constituée contre le décisionnisme de Schmitt » [9]. Phénomène plus curieux encore, une partie des doctrinaires libéraux prit l’initiative de libéraliser la pensée « du plus brillant ennemi du libéralisme qu’ait vu le siècle. » [10] Certains envisagèrent de composer un libéralisme amendé, capable de répliquer aux défis lancés par le juriste rhénan. Schmitt aurait diagnostiqué avec précision et acuité les failles et les faiblesses de la doctrine libérale, formulant des « questions percutantes » qui tourmentèrent les orthodoxies libérales ; il demeurerait entièrement envisageable de remédier aux problèmes de la neutralité et de la stabilité politique, deux béances qui fragiliseraient les théories libérales, en redéployant différemment les concepts du juriste — à se confronter aux anamnèses du philosophe conservateur, le libéralisme en ressortirait grandi. Parmi d’autres, Odo Marquard et Hermann Lübbe « s’efforcèrent de libéraliser des pans entiers de sa pensée pour la mettre au service de la démocratie libérale, c’est-à-dire pour la fortifier et lui donner de meilleurs outils pour qu’elle soit à même de relever des défis antilibéraux. » [11] Il en résulte « un mélange instable de priorités libérales et de moyens non libéraux. » [12] Lübbe s’est notamment risqué à prélever la méthode décisionniste chez Schmitt, dans l’optique assumée de renforcer la démocratie libérale. Cependant, comme l’indique Müller, une pareille entreprise dévoile avec clarté les limites d’une compatibilité des concepts schmittiens avec la pensée libérale, vu que Lübbe, par exemple, se voit contraint de délier la stabilité politique du principe de justification publique. Mais l’extrême droite ne demeure pas en reste ; elle s’est, elle aussi, penchée sur les arguments avancés par le juriste. En effet, sur une autre case de l’échiquier politique, la Nouvelle Droite française, menée par Alain de Benoist, a pour sa part multiplié les références à Schmitt afin de préserver la particularité des peuples contre l’universalisme libéral abstrait [13].

Au bout de chaque avenue, détaillée par Müller, qu’empruntèrent les nombreux « héritiers » de Carl Schmitt, aussi divers fussent-ils, émerge l’antilibéralisme pérenne du savant de Plettenberg. D’autres exégètes ont également émis une semblable hypothèse, sans toutefois l’étayer avec force détails comme l’a fait Jan-Werner Müller [14]. La tangibilité patente de la mondialisation socio-économique qui, d’autre part, s’étend au nom de principes éthiques (l’exportation des Droits de l’Homme), « ranime en permanence la tentation de reprendre la critique que Schmitt a dirigé contre un libéralisme tour à tour impuissant ou hypocrite » [15] — de la reprendre ou de s’en inspirer, de l’amender et de la prolonger. Les questions posées par le penseur conservateur ainsi que les diagnostics qu’il énonce ont connu une prorogation considérable au vu de la chronologie qu’a bâtie Müller. Il y a d’ailleurs fort à parier que les thèses et les outils conceptuels forgés par Schmitt en son temps n’ont pas terminé de nous livrer leurs vertus heuristiques, qu’elles demeurent susceptibles de nous révéler leur « actualité » potentielle.

En filigrane, Müller met le doigt sur deux phénomènes majeurs, qu’il analyse pour partie, et qui touchent de très près à l’héritage des théories politiques de Carl Schmitt. Ces deux questions ont trait à l’usage on ne saurait plus actuel — souvent polémique — des idées du juriste rhénan. Incontestablement, elles attestent de l’actualité manifeste de certains pans importants de la pensée de Schmitt, elles témoignent du caractère indéniable de l’héritage schmittien. D’un côté, à l’heure de la mondialisation, le post-marxisme semble éprouver toutes les difficultés du monde à se (re)définir : pour pallier un « manque » conceptuel, des théoriciens de la gauche radicale ont vu en Schmitt une formidable source d’inspiration disposée à redorer un blason obsolescent. D’autre part, bien qu’il est (ou qu’il fût) coutumier de dépeindre l’auteur du Nomos de la Terre comme le héraut de la cause statonationale, il semblerait que celui-ci ait pu léguer un attirail systématique habilité à penser positivement l’intégration macro-régionale, et plus particulièrement européenne, ainsi que moult arguments à même de souligner les faiblesses potentielles de toute construction continentale.

LES TOURMENTS THÉORIQUES DU POST-MARXISME : LE CONFLIT EN GUISE DE POLITISATION

Après la chute du mur de Berlin, Müller le répète à plusieurs endroits de son livre, une certaine gauche post-marxiste devait redécouvrir la pensée politique de Carl Schmitt. Les accointances de la gauche avec les concepts du théoricien conservateur ne relèvent toutefois pas d’une situation entièrement inédite. Depuis les années soixante, plusieurs auteurs ou mouvements radicaux se sont intéressés de près aux écrits du juriste, à commencer par Joachim Schickel, maoïste de son état. La Théorie du partisan, publiée en 1962, et l’optimisme général que purent inspirer à Schmitt les luttes anticoloniales n’y sont pas pour rien dans l’intérêt de la gauche qui essaie de penser le rôle de la guérilla dans les limites d’une idéologie révolutionnaire [16]. Peu de temps plus tard, toujours en Allemagne, Johannes Agnoli ressuscitait la critique schmittienne du parlementarisme, arguant que l’organe représentatif aurait développé une structure profondément oligarchique qui, de fait, ne représenterait plus le peuple mais l’État [17]. À la même période, en Italie, Mario Tronti et les « Marxisti Schmittiani » empruntaient le syntagme de l’ami et de l’ennemi — critère spécifique du politique —, l’interprétant sous la forme d’une compréhension renouvelée de l’antagonisme de classes [18]. On le voit, les récents emprunts à gauche ne sont pas sans posséder quelques antécédents de marque. C’est probablement chez Antonio Negri et Giorgio Agamben que le recyclage équivoque de concepts schmittiens pour une analyse ou pour une résolution normative des problèmes politico-philosophiques contemporains s’avère le plus frappant. Alors qu’Agamben mobilise le paradigme de l’ « état d’exception », Negri réfléchit le « pouvoir constituant » en s’appuyant notamment sur La dictature [19]. La visibilité retentissante des thèses et des prescriptions de ses deux auteurs a fait prendre conscience de l’ampleur d’un phénomène d’actualité, celui d’un « schmittianisme » (ou d’un « schmittisme ») de gauche. Selon Yves Charles Zarka, qui persiste a pensé que Schmitt est l’auteur de documents et non d’une œuvre, si l’extrême droite en vient à faire appel à Carl Schmitt, ce serait là « une chose naturelle », puisqu’elle ne ferait que « revendiquer ce qui lui appartient et selon une rhétorique habituelle », mais que la gauche radicale « prenne le même chemin », voilà un phénomène quelque peu incongru qui, d’après le spécialiste français de Hobbes, témoignerait d’une « crise idéologique » profonde du post-marxisme [20]. Pourquoi donc — car il est vrai qu’une telle inspiration ne semble pas aller de soi — une partie de la gauche actuelle s’est-elle empressée de recourir aux philosophèmes d’un conservateur aguerri qui, par surcroît, se compromit un temps avec le Reich hitlérien ?

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Dans un ouvrage publié il y a peu, Jean-Claude Monod tente d’apporter une première explication à ce curieux syndrome, en précisant que « les lectures marxistes de Schmitt pourraient faire l’objet d’une étude en soi » [21]. Il existerait sinon une réelle connexité, du moins une connivence notable, entre la pensée marxiste et celle du publiciste de Weimar : elles consacreraient, toutes les deux, l’existence d’une distinction conceptuelle originale. À la fois sanctifiée par Schmitt et par les théories marxistes, « la dissociation du libéralisme et de la démocratie » légitimerait un certain type de violence — celle de la classe ouvrière dans le cas des épigones de l’auteur du Capital. Mais, d’un autre côté, « la dissociation du politique et de l’étatique », constat malheureux dans La notion du politique, permettrait à l’extrême gauche actuelle de libérer le peuple — le pouvoir constituant — du joug de la souveraineté du prince [22]. Cette proximité analytique aurait rendu possible un emploi réfléchi (et infléchi) des thèses de l’ancien partisan du Troisième Reich. Les outils empruntés par « les schmittiens de gauche ou d’extrême gauche » leur auraient surtout permis de dénoncer l’un des travers de l’ordre libéral, à savoir le sapement de l’État de droit par le biais de procédures d’exception totalement banalisées [23]. La traduction en français du livre de Müller met à la portée du lectorat francophone un constat qui, quoique formulé quelques années auparavant, s’apparente grandement à celui de Monod. Néanmoins, le professeur de Princeton insiste plus particulièrement sur le fait que la gauche aurait trouvé chez Schmitt une réponse, qu’elle juge sans doute déterminante, dans l’objectif de pallier le besoin d’une repolitisation de la lutte contre le libéralisme triomphant ; c’est-à-dire le besoin d’une constitution de l’unité politique face à l’adversaire capitaliste. « En particulier, nous dit Müller, la pensée de Schmitt est censée compenser l’absence du politique et, plus encore, l’absence d’une théorie de l’État dans le marxisme. » [24] Partant du théoricien du politique, la gauche d’inspiration schmittienne finirait par célébrer le retour du conflit international ouvert, afin de s’opposer à l’universalisme libéral qu’elle calomnie pour cause de son hypocrisie. Plutôt que de concevoir « un modèle d’action politique à proprement parler », elle se borne à « réaffirmer la nature inévitablement conflictuelle du politique » (soit qu’elle estime cela comme une nécessité véritable, soit qu’un engagement dans une telle direction lui paraît préférable au triomphe du marché mondial) [25]. Dans tous les cas, il semble pour Müller que le post-marxisme souffre d’insuffisances théoriques, dans son combat contre le libéralisme, et qu’à ce titre, la pensée du plus fidèle détracteur de la doctrine libérale a pu tenir lieu d’expédient.

9782707149701.jpgSi en Allemagne ou en Italie, les emprunts contemporains aux théories de Schmitt peuvent prendre appui sur de véritables précédents, Zarka souligne qu’il s’agit en réalité d’un « phénomène assez nouveau en France » [26] — l’étude de Müller se cantonne d’ailleurs principalement aux deux premiers pays cités, et l’auteur ne cache pas que le « terme » de son parcours introspectif ne soit que « tout provisoire » [27]. Daniel Ben Saïd et Étienne Balibar ont, entre autres, eu recours à la pensée du juriste, ce dernier soutenant pour sa part que « pour connaître l’ennemi, il faut aller au pays de l’ennemi. » [28] Les réflexions de Balibar, ancien élève d’Althusser, nous apparaissent comme une piste conséquente, dans l’optique de concilier le « schmittianisme de gauche » (antilibéral) avec le refus de consacrer l’avènement du conflit comme mode d’être du politique. L’exigence d’une politisation — ou, plus simplement, d’une définition d’un « état » politique — peut déboucher, en dernière instance, sur « une résistance à la violence » [29]. Le philosophe français reconnaît sans ambages que le juriste rhénan a pesé sur l’histoire des idées politiques ; il n’a du reste pas hésité à affirmer, dans sa préface à la traduction du Der Leviathan de Schmitt, que la pensée de celui-ci était « l’une des pensées les plus inventives » [30] du vingtième siècle. C’est en s’adossant à la théorisation schmittienne de la souveraineté, qui lui apparaît « indispensable » pour comprendre l’ensemble des discours ayant trait « aux limites d’application » d’un tel concept [31], que Balibar a pu développé « la thèse d’un extrémisme du centre », taxant l’État de droit libéral d’être doté d’une « face d’exception » qui participerait à l’exclusion des anormaux et des déviants [32]. Mais cette prise en considération des arguments antilibéraux du juriste, que Balibar actualise et façonne, ne l’a pas empêché de questionner les « effets destructeurs de la violence, y compris de la violence révolutionnaire. » [33] La violence détruirait la possibilité même de la politique dont le maintien nécessiterait « un moment propre de civilité », c’est-à-dire un moment à l’issue duquel serait introduit l’impératif de l’anti-violence. À bien lire Balibar, il n’est pas certain que schmittianisme et post-marxisme soient incapables d’avancer de concert vers la génération d’une action politique de gauche.

LA CONSTRUCTION EUROPÉENNE OU L’OUBLI DE L’ÉLÉMENT PROPREMENT « POLITIQUE »

Il peut sembler inadapté, à première vue, de formuler l’hypothèse d’un rapprochement plausible entre la pensée politique de Carl Schmitt et les considérations théoriques actuelles autour de la construction européenne. Nicolas Sombart, qui a fréquenté le juriste déchu à Plettenberg, a réprouvé le fait que la plupart des lecteurs du publiciste découvraient, selon lui, « le faux Schmitt », à savoir le « concepteur de cette machine célibataire qu’est l’ "État" » [34], alors que l’auteur du Nomos de la Terre avait surtout su diagnostiquer le déclin de la forme étatique moderne qui serait parvenue à son terme. Avec le passage à l’ère globale, les Européens devraient songer à remplacer l’État, vieilli et poussiéreux, « par des formes d’ "unité politique" substantielles, véritablement souveraines. » [35]

41YfDNAAdOL.jpgDepuis une dizaine d’années, les études schmittiennes se sont élargies à la question d’un prolongement continental et européen de la notion du « politique ». Ce phénomène naissant, encore à l’état d’un décantage initial, fut impulsé, pour l’essentiel, par les recherches de Christoph Schönberger et d’Ulrich K. Preuss [36]. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le penseur conservateur s’était effectivement donné pour objectif de réfléchir sur l’avenir du Vieux Continent, désormais pris en étau entre les deux puissances dominantes. La « reconstruction » européenne, telle qu’il la voyait se dessiner, lui apparaissait comme une entreprise menée à l’encontre des Allemands vaincus et qui manquait, par ailleurs, de se pourvoir des attributs du politique. À la vue d’une Europe « kidnappée par des esclaves » [37] et soumise au dictat des vainqueurs, Schmitt conçoit un équilibre mondial reposant sur l’instauration d’un pluriversum de « grands espaces ».

Après 1945, le juriste rhénan revoit sa théorie du Großraum qu’il avait mise, dans un premier temps, au service du régime nazi. Celle-ci prévoit la suppression des entités étatiques en tant que lieux de souveraineté et leur incorporation au sein d’un espace « aux limites indéterminées, ou plutôt flexibles » [38], où chacun des peuples phagocytés disposerait de droits différentiels. Sous l’impulsion d’un « centre », du Reich allemand, un grand espace européen unifierait le Vieux Continent sur la base d’un critère d’appartenance christique (ou chrétien), constituant de fait une réponse appropriée au dépérissement progressif du concept d’État. Carl Schmitt n’a de cesse d’identifier l’Europe à la chrétienté ; cette dernière représenterait une solide alternative au bloc soviétique et au bloc libéral — marxisme et libéralisme étant tous deux la conséquence d’un noyau métaphysique athée et de croyances immanentistes. Se composerait, dès lors, un ordre mondial fondé sur la coexistence de plusieurs blocs autonomes — les grands espaces — qui permettrait ainsi un rééquilibrage des puissances. Tomas Kostelecky, en particulier, s’autorise à interpréter la notion de Großraum comme l’analyse intéressante d’un effacement tendanciel des frontières [39]. Schmitt aurait pressenti le déplacement progressif du lieu de la souveraineté depuis les entités étatiques vers un grand espace européen, préfigurant de ce fait l’avènement d’une construction d’échelle continentale.

L’élargissement des frontières géographiques s’accompagne, dans la théorie du penseur conservateur, d’une révision des limites « nationales » : la théorisation d’un Großraum passe inévitablement par une redéfinition du concept de nation. « Une Europe démocratique avait d’abord besoin d’un peuple européen homogène » [40], ce que la croyance en Jésus-Christ était toute disposée à fournir. Schmitt estime qu’un pacifisme morne ne peut, en aucun cas, prodiguer les propriétés vertueuses du politique. Dans sa construction de l’après-guerre, l’Europe aurait omis de fonder le patriotisme européen sur l’identification d’un autre, d’un ennemi, de se fonder sur l’homogénéité du peuple chrétien à même d’édifier une forme authentiquement politique pour le continent. Le savant de Plettenberg bat en brèche l’idéal du refus de la puissance ; il souhaite faire de l’Allemagne le « pôle impérial » d’une nation chrétienne, refusant d’un même geste la sanction des triomphateurs et l’élaboration d’une formule politique « neutre ».

Les questions de l’État-nation — et des relations internationales —, de la souveraineté, de l’ordre juridique européen, soulevées par Schmitt à son époque, sont actuellement consubstantielles au problème de l’intégration européenne. C’est assez logiquement que les raisonnements de ce dernier paraissent susceptibles, au jour d’aujourd’hui, de trouver une utilité particulièrement éloquente dans le cadre des discussions théoriques relatives à l’idée d’Europe. Si les écrits du juriste permettent d’attaquer systématiquement les thèses « néo-cosmopolitiques » et de nourrir l’ensemble des discours « souverainistes », nous rejoignons Müller sur le fait qu’il est également tout à fait pensable que de tels textes puissent peser sur les réflexions des néo-kantiens et des libéraux, dans l’optique bien différente de solidifier le modèle cosmopolitique. Il semble que s’il souhaite prendre effet, le cosmopolitisme y gagnerait beaucoup à prendre en compte « la dialectique schmittienne de la souveraineté et de l’unité politique forgée à peine de vie et de mort » [41], en vue d’envisager, en fin de compte, d’y échapper complètement. Müller formule, en filigrane, l’hypothèse suivante : probablement que ceux qui relèvent le défi de réfléchir à de nouvelles identités supranationales devront, d’une manière ou d’une autre, se mesurer aux philosophèmes de Carl Schmitt, afin d’imaginer les moyens nécessaires au dépassement de l’homogénéité et de l’hostilité [42]. Le penseur conservateur pourrait, semble-t-il, nous aider, a contrario, à penser (à renforcer ?) le domaine du métanational. Existerait-il une thématique plus actuelle en théorie politique ?

CONCLUSION

Yves Charles Zarka a tout récemment précisé la distinction qu’il avait opérée entre les œuvres et les documents, lorsque dans un article paru dans Le Monde au lendemain de la publication en français du Der Leviathan de Schmitt, il avait affirmé que les textes du juriste allemand appartenaient à la catégorie des documents [43]. Il écrit que « ce qui fait le caractère particulier du document est d’être inscrit dans un moment historique dont il est un témoignage, d’en être d’une certaine manière inséparable. En revanche, une œuvre nous interpelle au-delà de son temps, en dehors du contexte où elle a été écrite pour nous parler aussi bien de son temps que du nôtre. En ce sens, […] Schmitt est l’auteur de documents. » [44] Durant l’espace d’un demi-siècle, Carl Schmitt a influé sur l’ensemble du spectre politique, de l’extrême gauche italienne à la Nouvelle Droite française — et il continue de le faire de manière posthume. Il reste à espérer que la traduction en langue française de l’ouvrage de Jan-Werner Müller fera prendre conscience du poids et de l’importance qu’ont pu prendre les diagnostics et les anamnèses souvent judicieuses de l’adversaire le plus virulent du libéralisme — ce qui n’a jamais contraint ses lecteurs de partager les suggestions normatives qui corroborent l’analyse. S’obstiner à discréditer à tout prix la pensée du savant de Plettenberg au point de refuser que les écrits de ce dernier constituent une œuvre, au motif qu’entachés par le nazisme, ils n’auraient plus rien à nous dire d’actuel, est un tour de passe-passe plutôt difficile à réaliser.

Une critique de Tristan Storme

 
Pour citer cet article :

Notes

[1] L’expression est de George D. Schwab, « un chercheur de l’université de New York » qui, écrit Müller, fut « à l’origine de la redécouverte américaine de Schmitt » (Carl Schmitt : Un esprit dangereux, p. 302).

[2] Nous paraphrasons ici la formule d’Étienne Balibar : « Carl Schmitt est le plus brillant et donc [nous soulignons] le plus dangereux des penseurs d’extrême droite » (BALIBAR, Étienne [entretien avec], « Internationalisme ou barbarie », propos recueillis par Michael Löwy et Razmig Keucheyan, SolidaritéS, n° 30, mercredi 2 juillet 2003, p. 22, texte disponible sur : http://www.solidarites.ch/index.php... ).

[3] Op. cit., p. 9.

[4] Cf. surtout VAN LAAK, Dirk, Gespräche in der Sicherheit des Schweigens : Carl Schmitt in der politischen Geistesgeschichte der frühen Bundesrepublik, Berlin, Akademie Verlag. 1993.

[5] HABERMAS, Jürgen, « Le besoin d’une continuité allemande. Carl Schmitt dans l’histoire des idées politiques de la RFA », trad. par Rainer Rochlitz, Les Temps Modernes, n° 575, juin 1994, p. 31.

[6] Ibid., p. 32.

[7] Schmitt a développé sa compréhension de l’évolution du régime parlementaire dans Die geistesgeschichtliche Lage des heutigen Parlamentarismus (Parlementarisme et démocratie, trad. par Jean-Louis Schlegel et préface de Pasquale Pasquino, Paris, Seuil, coll. « Essais », 1988).

[8] Carl Schmitt : Un esprit dangereux, p. 369.

[9] RAYNAUD, Philippe, « Que faire de Carl Schmitt ? », Le Débat, n°131, septembre – octobre 2004, p. 165.

[10] Carl Schmitt : Un esprit dangereux, p. 13.

[11] Ibid., p. 169. C’est nous qui soulignons.

[12] Ibid., p. 184.

[13] « 13. L’intégrisme européen et l’essor de la (des) nouvelle(s) droite(s) européennes », in ibid., pp. 288-303.

[14] Claire-Lise Buis affirme, parmi d’autres, que « l’antilibéralisme est bien un élément fondamental de regroupement des fidèles schmittiens » (« Schmitt et les Allemands », Raisons politiques, n°5, février 2002, p. 151).

[15] Carl Schmitt : Un esprit dangereux, p. 29.

[16] « 8. Le Partisan dans le paysage de la trahison : la théorie de la guérilla de Schmitt — et ses partisans », in ibid., p. 204-219.

[17] « La critique du parlementarisme », in ibid., pp. 240-248.

[18] « Schmitt et la haine de classes : les Marxisti Schmittiani », in ibid., pp. 248-253.

[19] Cf. notamment AGAMBEN, Giorgio, État d’exception. Homo sacer, II, 1, trad. par Joël Gayraud, Paris, Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 2003 ; NEGRI, Antonio, Le pouvoir constituant. Essai sur les alternatives de la modernité, trad. par Étienne Balibar et François Matheron, Paris, PUF, coll. « Pratiques théoriques », 1997.

[20] ZARKA, Yves Charles, « Carl Schmitt, après le nazisme », Cités, n°17, 2004, p. 148.

[21] MONOD, Jean-Claude, Penser l’ennemi, affronter l’exception. Réflexions critiques sur l’actualité de Carl Schmitt, Paris, La Découverte, coll. « Armillaire », 2007, p. 21.

[22] « Les usages opposés de Schmitt : une longue histoire », in ibid., pp. 21-31.

[23] Ibid., p. 107.

[24] Carl Schmitt : Un esprit dangereux, p. 302.

[25] Ibid., p. 310 ; pp. 321-322.

[26] ZARKA, Yves Charles, Un détail nazi dans la pensée de Carl Schmitt, suivi de deux textes de Carl Schmitt traduits par Denis Trierweiler, Paris, PUF, coll. « Intervention philosophique », 2005, p. 92.

[27] Carl Schmitt : Un esprit dangereux, p. 343.

[28] BALIBAR, Étienne (entretien avec), loc. cit., p. 22.

[29] Cf. BALIBAR, Étienne, « Violence et civilité. Sur les limites de l’anthropologie politique », in GÓMEZ-MULLER, Alfredo, La question de l’humain entre l’éthique et l’anthropologie, Paris, L’Harmattan, coll. « Ouverture philosophique », 2004. Le texte est disponible sur : http://ciepfc.rhapsodyk.net/article... .

[30] « Le Hobbes de Schmitt, le Schmitt de Hobbes », préface à : SCHMITT, Carl, Le Léviathan dans la doctrine de l’État de Thomas Hobbes, p. 8.

[31] BALIBAR, Étienne, « Prolégomènes à la souveraineté : la frontière, l’État, le peuple », Les Temps Modernes, n°610, septembre – octobre – novembre, 2000, p. 50.

[32] « Le Hobbes de Schmitt, le Schmitt de Hobbes », préface à : SCHMITT, Carl, op. cit., p. 11. C’est l’auteur qui souligne.

[33] BALIBAR, Étienne (entretien avec), « Internationalisme ou barbarie », propos recueillis par Michael Löwy et Razmig Keucheyan, SolidaritéS, n° 30, mercredi 2 juillet 2003, p. 23.

[34] « Promenades avec Carl Schmitt », in SOMBART, Nicolaus, Chroniques d’une jeunesse berlinoise (1933-1943), trad. par Olivier Mannoni, Paris, Quai Voltaire, 1992, p. 324.

[35] Carl Schmitt : Un esprit dangereux, p. 342.

[36] Cf. WAGNER, Helmut, « La Notion juridique de l’Union européenne : une vision allemande », trad. par Pascal Bonnard, Notes du Cerfa, n°30(a), février 2006, pp. 1-13. Le texte est disponible sur : http://www.ifri.org/files/Cerfa/Not... .

[37] Carl Schmitt : Un esprit dangereux, p. 203.

[38] KERVÉGAN, Jean-François, « Carl Schmitt et "l’unité du monde" », Les études philosophiques, n° 1, janvier 2004, p. 13.

[39] Cf. KOSTELECKY, Tomas, Aussenpolitik und Politikbegriff bei Carl Schmitt, München, Neubiberg-Institut für Staatwissenschaften, 1998.

[40] Carl Schmitt : Un esprit dangereux, p. 14. C’est nous qui soulignons.

[41] Ibid., p. 337.

[42] « Une ère post-héroïque ? Après la nation, l’État — et la mort politique », in ibid., pp. 336-338.

[43] ZARKA, Yves Charles, « Carl Schmitt, nazi philosophe ? », Le Monde, n° 17998, vendredi 6 décembre 2002, p. VIII.

[44] ZARKA, Yves Charles, « Carl Schmitt ou la triple trahison de Hobbes. Une histoire nazie de la philosophie politique ? », Droits – Revue française de théorie, de philosophie et de culture juridiques, n° 45, 2007, p. 177.

Le droit des peuples réglé sur le grand espace de Carl Schmitt

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Le droit des peuples réglé sur le grand espace de Carl Schmitt

par Karl Peyrade

Ex: https://www.lerougeetlenoir.org

Avec Le droit des peuples réglé sur le grand espace (1939-1942), Carl Schmitt commence à s’intéresser, dans le cadre de son analyse juridique et géopolitique, à la question de l’espace. Le droit international public est désigné par le juriste allemand comme le droit international des gens, c’est-à-dire ceux qui appartiennent à un Etat territorialement délimité dans un pays homogène. Le concept de grand espace apparaît au XIXe siècle avec l’idée de territoires équilibrés. Dans la tradition juridique française initiée par Jean Bodin puis reprise par les jacobins, ce sont plutôt les frontières naturelles qui ont servi à justifier l’expansion gallicane. A l’opposé, la logique de grand espace valide le droit des peuples à forte population à dominer sur les autres. La conception française s’articule sur un schéma géographique tandis que la notion de grand espace est liée à un déterminant démographique.

41Slx8ar6bL._SX328_BO1,204,203,200_.jpgCe paradigme spatial apparaît très explicitement dans la doctrine Monroe de 1823. Cette théorie américaine revendique l’indépendance de tous les Etats américains, interdit leur colonisation par des Etats tiers et défend à ceux-ci d’intervenir en leur sein. Elle crée donc un corpus de règles ayant vocation à s’appliquer à un grand espace qui est l’espace américain. La difficulté réside dans le fait que la doctrine Monroe a évolué avec le temps. Elle est passée d’un non-interventionnisme catégorique à un impérialisme intransigeant, d’une neutralité à une position morale donnant le droit de s’ingérer dans les affaires des pays du monde entier. « L’aversion de tous les juristes positifs contre une telle doctrine est bien compréhensible ; devant pareille imprécision du contenu normatif, le positiviste a le sentiment que le sol se dérobe sous lui », ironise l’auteur. En fait, les américains ont modifié leur interprétation de la doctrine Monroe au fil du temps et de leurs intérêts. La raison d’Etat se passe facilement des débats juridiques car contrairement à ce que de nombreux juristes pensent, dans la lignée du positivisme juridique, le droit ne créé rien. Il est simplement le reflet d’un rapport de forces. Les marxistes le désigneraient comme étant une superstructure.

D’après Talleyrand, l’Europe est constituée de relations entre Etats. Monroe est le premier à parler de grand espace. Le grand espace repose sur l’idée d’inviolabilité d’un espace déterminé sur lequel vit un peuple avec un projet politique. Il suppose aussi l’absence d’intervention dans les autres espaces. Au départ, ce principe était donc interprété dans un sens continentaliste. Mais à l’arrivée, on débouche sur un interventionnisme capitaliste et universaliste avec le triomphe de l’interprétation britannique. Le passage de la neutralité à l’impérialisme américain s’incarne particulièrement en la personne du président Wilson (1917). Ce dernier a fait du principe local du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes un principe à valeur universelle. Carl Schmitt critique cette « réinterprétation de la doctrine Monroe, au départ idée concrète du grand espace, géographiquement et historiquement déterminée, en principe général d’inspiration universaliste, censé valoir pour la Terre entière et prétendant à l’ubiquité ».

Le principe de sécurité des voies de communication britanniques constitue un bon exemple de notion universaliste au profit de l’impérialisme anglo-saxon. Contrairement aux Etats-Unis et à la Russie, il n’existe pas de continuité spatiale dans l’empire britannique qui est une addition de possessions émiettées sans espace déterminée et sans cohérence. Afin de justifier la sécurité des voies de communication, les anglais ont adopté des principes universalistes permettant d’assimiler l’empire britannique au monde. En effet, les anglais régnaient sur la mer. Ils avaient donc intérêt à ce que les voies maritimes soient sécurisées au nom de leur principe de sécurité des voies de communication leur permettant d’intervenir partout et de dominer les espaces maritimes des pays neutres. A titre d’exemple, ils ont empêché le monopole français sur le Canal de Suez en invoquant le principe de droit naturel des peuples à disposer d’eux-mêmes. Cela n’a en revanche pas fonctionné à Panama où les américains leur ont justement opposé la doctrine Monroe.

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Philosophiquement, la vision universaliste du monde trouve sa source dans la théorie du droit naturel du XVIIe siècle qui trouve son apogée dans le concept de liberté commerciale forgée au XIXe siècle. Il ne faut pas confondre la loi naturelle qui vient de Dieu et le droit naturel selon lequel les hommes naissent tous avec des droits inhérents à leur personne humaine. Ainsi, au-delà des caractéristiques ethniques, culturelles ou religieuses, l’homme parce qu’il est homme dispose de certains droits fondamentaux. L’avènement des droits de l’homme constitue l’aboutissement suprême de la théorie du droit naturel.

A l’inverse de cette théorie, la logique des grands espaces n’a pas de portée universaliste. Elle intègre l’évolution historique des grandes puissances territoriales ayant de l’influence sur des pays tiers. Le paradigme n’est donc plus national mais spatial. Au sein de l’espace dominé par une grande puissance règne la paix en raison de l’exigence de non-intervention. Mais en dehors de cet espace, l’intervention redevient possible. Carl Schmitt reprend le concept allemand d’empire pour l’adapter aux particularités de son époque. L’impérialisme répond au contraire à une vision supra ethnique, capitaliste et universaliste. L’auteur plaide pour le Reich allemand contre les deux universalismes de son temps : l’URSS socialiste et la révolution mondialo-libérale occidentale. Il faut rappeler que la pensée schmittienne n’est en aucun cas une pensée racialiste ce que les membres de la SS n’ont pas manqué de lui reprocher. Elle s’appuie en revanche sur un peuple constitué historiquement et ayant conscience de lui-même. Pour Schmitt, le concept d’empire est traversé par les mêmes idées, la même philosophie, ancré dans un grand espace et soutenu par un peuple.

« Les autres concepts de l’espace, désormais indispensables, sont en premier lieu le sol, à rattacher au peuple par une relation spécifique, puis celui, corrélatif au Reich, débordant l’aire du peuple et le territoire étatique, du grand espace de rayonnement culturel, mais aussi économique, industriel, organisationnel […] L’empire est plus qu’un Etat agrandi, de même que le grand espace n’est pas qu’un micro-espace agrandi. L’Empire n’est pas davantage identique au grand espace ; chaque empire possède un grand espace, s’élevant par là au-dessus de l’Etat spatialement déterminé par l’exclusivité de son domaine étatique, au-dessus de l’aire occupée par un peuple particulier. »

Plusieurs conceptions peuvent découler de cette notion de grand espace. Une acception purement économiste pourrait le voir uniquement comme le lieu de l’échange commercial avec d’autres grands espaces. La vision impériale, et non impérialiste, aboutirait à des relations entre empires basés sur des grands espaces. Au sein de ces grands espaces, des relations interethniques pourraient voir le jour. Sous réserve de non-ingérence de puissances étrangères, des relations interethniques pourraient même naître entre empires différents. La notion d’empire permet, contrairement à l’universalisme des droits de l’homme, de conserver les Etats et les peuples.

Juridiquement, l’espace est traditionnellement abordé par le droit de la manière suivante : le droit privé l’appréhende à travers l’appropriation d’une terre tandis que le droit public le considère comme le lieu d’exercice de la puissance publique. Les théories positivistes voient le droit comme « un ordre intimé par la loi ». Or, « les ordres ne peuvent s’adresser qu’à des personnes ; la domination ne s’exerce pas sur des choses, mais sur des personnes ; le pouvoir étatique ne peut donc se déterminer que selon les personnes ». Le positivisme juridique n’admet donc l’espace que comme un objet relevant de la perception, déterminé selon le temps et l’espace. Au fond, il s’agit d’un espace vide sur lequel s’exerce le pouvoir étatique. A l’inverse, Carl Schmitt part de l’espace pour fonder tout ordre juridique. L’auteur note l’influence juive au sein du droit constitutionnel allemand sur le concept d’espace vide : « Les rapports bizarrement gauchis qu’entretient le peuple juif avec tout ce qui touche au sol, à la terre et au territoire découlent du mode singulier de son existence politique. La relation d’un peuple à un sol façonné par son propre travail d’habitation et de culture, et à toutes les formes de pouvoir qui en émanent, est incompréhensible pour un esprit juif. » Le juriste allemand conclue son ouvrage en insistant sur le vocable juridique du Moyen-Âge qui avait une dimension spatiale (Stadt = site, civitas = cité, Land = terre etc.) et en constatant que la négation de l’espace conduit à la négation des limites ce qui aboutit à l’universalisme abstrait.

« Ces considérations ne visent certes pas à prôner le retour vers un état de choses médiéval. Mais on a bien besoin de subvertir et d’éliminer un mode de pensée et de représentation regimbant à l’espace, dont le XIXe siècle marque l’avènement, et qui gouverne encore la conceptualisation juridique tout entière ; en politique internationale, il va de pair avec l’universalisme déraciné, négateur de l’espace et par là sans limite, de la domination anglo-saxonne des mers. La mer est libre au sens où elle est libre d’Etat, c’est-à-dire libre de l’unique représentation d’ordre spatial qu’ait pu penser le droit d’obédience étatique. »

nomos.jpgOuvrage court mais très exigeant, Le droit des peuples réglé sur le grand espace constitue une bonne introduction à l’ouvrage majeur Le nomos de la terre qu’écrira par la suite Carl Schmitt. Ecrit dans un style toujours clair sans être universitaire, le livre présente le grand mérite d’être en avance sur son temps. A une époque où l’on réfléchissait encore en termes de nation, il anticipe largement les grandes évolutions du monde. Aujourd’hui, comment nier que le monde est traversé par une logique de blocs animés par une puissance dominante. L’espace américain est dominé par les Etats-Unis, l’espace asiatique par la Chine et l’espace eurasiatique par la Russie. Il n’y a guère que l’Europe qui ne suit pas cette évolution. En effet, au lieu de s’ancrer dans son espace culturel et religieux, elle a préféré se dissoudre dans un système technico-économique abstrait sous-tendu par les inévitables droits de l’homme. A trop nier l’espace, on finit par nier l’homme comme produit d’un enracinement culturel pour aboutir à l’homme-marchandise.

Karl Peyrade

vendredi, 21 février 2020

ACTUALITÉ DE CARL SCHMITT: Les notions de politique, de guerre discriminatoire et de grands espaces

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ACTUALITÉ DE CARL SCHMITT:

Les notions de politique, de guerre discriminatoire et de grands espaces

Sur le NOMOS de la Terre et la dissolution de l'ordre européen

par Irnerio Seminatore

Ex: http://www.ieri.be

TABLE DES MATIÈRES

La République de Weimar et ses débats

L'ami et l'ennemi

La théorie moderne de l’État

La dissolution de l'ordre européen

Union européenne et Confédération d’États. De la guerre inter-étatique à la "guerre civile mondiale"

Ordre cosmopolitique, logique de la terre  et droits circonscrits

Le "pluriversum" comme nouvel ordre planétaire

Le Nomos de la Terre, la criminalisation de l'ennemi et la géopolitique des grands espaces

Types de Guerre et ordres juridiques

L'unification des théâtres et la sécurité collective

Conflits et systèmes d'équilibre: C.Schmitt et H.Kissinger

Le dilemme de l'ordre international. Système de règles ou système de forces? 

L'Europe, la démondialisation et les dangers du consensus de masse.

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La République de Weimar et ses débats

Carl Schmitt (1888-1985),  figure centrale  de la "révolution conservatrice" allemande fut l'une des personnalités  marquantes du débat constitutionnel  de la République  de Weimar, puis de la montée et triomphe du national-socialisme des années 20 et 30.

Ses ouvrages et en particulier "La notion de politique" ne cessèrent d'être les références de base de la politologie allemande de l'époque.

Quant à cette notion, il bouleversa les paradigmes de la politique, comme lieu de discrimination de l'ami et de l'ennemi et dans le sillage  de celle-ci  il décela les fondements  des concepts de souveraineté et de décision, en gardant pour maîtres Machiavel, Bodin et Hobbes. Sa contribution est au confluant de doctrines et de situations diverses et elle est  redevable,pour l'aspect doctrinal de  la mise en relation de la métaphysique et de la théologie politiques, propres à  la tradition de la "Respublica Christiana" du Moyen Age , avec le rationalisme de la politique moderne et, pour la conjoncture politique et intellectuelle, de  la période d'incertitudes et d'instabilité, ouverte par le Traité de Versailles et par le passage de l'Empire allemand à la République de Weimar.

Lorsque parut, en 1927, la "Notion de politique", la plupart des politistes déduisaient la spécificité de la politique de la théorie générale de l’État. Or la politique est une activité primordiale, consubstantielle à la constitution de la société et précède l'invention moderne  de l’État, forme historique et périssable de la politique. Puisque Schmitt refuse de définir la politique par le droit ou par l'institution de l’État, il en radicalise le trait essentiel, celui d'une "relation spécifique et fondamentale, ne se laissant déduire d'aucune autre relation et à laquelle on peut réduire toute autre activité et tout motif politique, qui est celle de l'ami et de l'ennemi".

Dans la conception de Schmitt le primat du  politique sur le droit est fondé sur la distinction, selon laquelle le politique est constituant et le droit régulateur. Ce primat repose en effet  sur une décision souveraine, qui rend effectives, en temps de crise ,les situations d'exception, car "il n'existe pas de normes, que l'on puisse appliquer au cahos".

"Souverain est qui décide de l'exception en situation d'exception. En effet la normalité ne prouve rien et l'exception prouve tout, car la règle ne vit qu'à partir  de l'exception". Dans ces conditions, la dictature souveraine préserve l'unité, face au danger d'une situation prolongée de crise. Ici le risque extrême est la dangerosité existentielle de l'ennemi, à combattre et à anéantir. Dans ce cas la dictature du souverain rétablit l'ordre détruit, le droit bafoué et la sécurité menacée , par un pouvoir d'exception et d'urgence.

L'ami et l'ennemi

C'est par le primat du politique qu'on peut faire le partage entre l'ami et l'ennemi, fondement du concept de politique dans sa réalité existentielle, lorsque l’État est mis lui même en question et qu'une lutte est à mener sans limites juridiques.

La distinction entre l'ami et l'ennemi est d'exprimer le"degré d'intensité d'un lien, ou d'une séparation, d'une association ou d'une dissociation". Quant à la figure de l'ennemi, il s'agit d' un ennemi public (hostis) et non privé (inimicus), contre lequel une guerre est toujours possible.Or, pour qu'une guerre soit déclarée contre l'ennemi interne ou extérieur, il faut qu'un certain type d'ordre soit  remis en cause. Or,à l'époque de Weimar,cette remise en cause concernait la stabilité politique, par l'absence d'un État fort et d'une économe saine. Ce fut alors la raison pour laquelle, dès cette période, la constitution de l’État opposa C.Schmitt à l'inspiration libérale de la période et à la démocratie de masse, professés par les courants sociaux démocrates, en raison de leur capacité  de dissolution de l' homogénéité sociale du pays.

L'homogénéité est ici à entendre comme l'accord de tous sur les décisions fondamentales de l'être politique, ce qui constitue une masse en unité. Or la substance  de cet ensemble   est de l'ordre des sentiments et des affects, tandis que sa dissolution résulte de la problématisation de la raison moderne, sans foi ni transcendance.

Poussant plus loin sa critique de la  paralysie de la démocratie de Weimar, et opposant à l'idéologie du progrès  l'image de l’État qui décide et qui gouverne, Carl Schmitt blâme  la neutralisation et la dépolitisation du régime des partis, le parlamentarisme érodé et la ploutocratie, ainsi que la "passivité" de la bourgeoisie, comme classe "discutidora" (Donoso Cortès) et devient un partisan de "l’État fort" et  de la "démocratie plébiscitaire".

51mFmfLmnNL._SX319_BO1,204,203,200_.jpgLa théorie moderne de l’État


Quant à la Constitution de la République de Weimar, paralysée par le pluralisme des intérêts particuliers et le libéralisme montant, considéré comme l'indécision organisée au sein de débats parmementaires sans fin, l’État se  rend incapable, selon Schmitt,  d'affronter la démocratie de masse. En se démarquant des droits de l'homme universel, indépendants du droit positif,  Schmitt soutient l'idée que toute constitution politique résulte d'un ordre qui se rend effectif par le droit, sans s'identifier à celui-ci. Or, dans toute constitution le souverain,( homme ou office), crée le cadre des conditions préalables du droit, l'ordre fondateur, la constitution.  Sous cet angle, l’État moderne est  légitimé démocratiquement, mais la démocratie, comme régime politique, est conditionnée à son tour, par la forme d’État et par l'homogénéité du peuple.
Enfin, en matière de relations internationales, Schmitt est à considérer comme le dernier représentant du " Ius Publicum Europaeum", le courant de pensée qui esquissa la trame du droit public européen, fondé sur la reconnaissance de la légalité et légitimité du "droit à la guerre" des États , au XVI ème et XVIIème siècles, tant exalté au XVIIIème, remis en cause par la Révolution française, repris avec le Congrès de Vienne en 1815 et prolongé jusqu'à l'universalisme abstrait de la Société des Nations et des Nations Unies au XXème siècle.

La dissolution de l'ordre européen


L'universalisme des institutions internationales   du premier et du deuxième après guerre, est tenu comme inapte à concevoir la variété des formes de la communauté juridique mondiale , car fait défaut à la Société des Nations et aux Nations Unies "toute pensée constructive  et toute substance d'une communauté" de peuples.

Quant au système international international publique, l'architecture  de celui-ci ne peut être assurée par une quelconque application de la "théorie pure du droit" ,à la Kelsen, dérivée d'une "Grundnorm", car celle-ci est de nature logico-transcendentale et  occulte l'origine profonde des normes.

D'après le Traité de Versailles et vis à vis  de l'Allemagne, les institutions universelles prolongeraient, pour Schmitt, sous un manteau juridique formel, la situation de guerre, derrière un ordre de façade et une paix "inauthentique".

Dans le cadre d'une situation européenne instable ou menaçante, la possibilité de l’État de s'autoconserver repose, pour Schmit, sur une action qui émane de sa souveraineté et de son autonomie, la capacité d'une décision  d'exception.

Ainsi , la survie  d'une communauté politique a besoin d'un État pourvu du "ius belli", car la guerre comme inimitié radicale ne peut exister que d’État à État et seul l’État peut lui consacrer des ressources vitales.

Sous cet angle, l’État qui mène une politique pacifiste ou humanitaire cesse d'être un sujet politique ou une unité significative du système international (Union européenne), car seul l’État, caractérisé par un rapport stable à son territoire et qui reste dans une relation de possession naturelle avec lui,  peut assurer l'auto-conservation d'une société.

41-mdkcq6IL._SX328_BO1,204,203,200_.jpgUnion européenne et Confédération d’États. De la guerre inter-étatique à la "guerre civile mondiale"

La naissance de l'Union Européenne,dans les années 50, anticipant sur un monde pacifié, remplace l'ancien ordre étatique autour d'un concept dépolitisé et fonctionnel, l'intégration régionale, se situant entre les deux niveaux, du globalisme  et les États nationaux classiques. Elle marque la fin de la géopolitique traditionnelle, comme rivalité entre sujets belliqueux et résiste à la tendance continentale et eurasienne  des "grands espaces", ainsi qu'à la diversification du monde multipolaire.

Sa constitution d'acteur incomplet, lui interdit de se ranger du coté des puissances eurasiennes  et de pratiquer un jeu d' équilibre  et de contre-poids entre le pouvoir thalassocratique dominant et la logique continentale du Heartland. Par ailleurs elle participe du politéisme des valeurs,  propre à l'universalisme  mondialiste et ne peut saisir les occasions de l'ère post-moderne, pour profiter de la reconfiguration du monde.

Avec le désencrage de la Grande Bretagne du continent  se confirme  la prépondérance des puissances de la mer sur celles de la terre et la déterritorialisation du pouvoir d'éversion, qu'il prenne la forme du néo-terrorisme global ou d'autres formes de conflit armé. Ceci  implique  une transformation de la guerre inter-étatique en "guerre civile mondiale". La politique devient une simple potentialité d'opposition et de révolte, au cœur d'un universalisme nihiliste. Dans ce contexte le processus de démondialisation en cours, avec l'irruption du politique  et le retour sécuritaire de la forme étatique, implique une revendication d'indépendance et d'initiative stratégique, autrefois impensable, vis à vis de l'Amérique. Cette revendication postule également une réforme institutionnelle profonde .Selon l'ancien président de la Commission, Jacques Delors, l'Union européenne devrait s’inspirer du modèle de la confédération d’État et des capacités d'action de troisième force. Conçue en revanche comme espace euro-atlantique et comme appendice de l'Amérique, sa liberté de manœuvre est limitée, bien qu'elle puisse se donner le but commun de la conservation politique, si son existence politique était assortie d'un "ius belli". Or, l'objectif historique d'Hégémon est d'éviter la constitution d'un bloc continental eurasien, le Heartland, rivalisant avec les États-Unis. Pour rappel, l'évolution planétaire du monde, depuis l'effondrement de l'Union Soviétique a comporté une déterritorialisation des sociétés, dépourvues de frontières et la soumission du monde à la logique des flux, ou, en définitive,à la logique de la mer. Au même temps l'élargissement de l'Union européenne et de l'Otan vers les grands espaces d'Asie a substitué le principe d'ordre des relations internationales, de l'universalisme abstrait du droit international public aux rapports de force du réalisme classique.

Ordre, cosmopolitisme, logique de la terre et droits circonscrits


L'affaiblissement des États souverains, débuté dans les entre deux guerres,  fait perdre aux conflits leur caractère limité aux profit des notions de guerre illimitée et  d'alliances militaires, qui coïncident aujourd'hui, avec les pôles de pouvoirs d'un système désormais planétaire.

Par ailleurs, l'apparition des grands espaces, depuis le XVIème siècle avec la découverte des Amériques, pose  le problème d'un nouvel ordre, qui puisse devenir le fondement de nouvelles légitimités et allégeances.

Avec le "Nomos de la terre"(1950) Schmitt exprime l'exigence d'une réflexion qui rende possible l'instauration de ce  nouveau droit et identifie cette condition dans l'enracinement des  nouvelles lois dans la logique de la terre , comme unités d'un ordre et d'un espace circonscrits.

La  condition de l'espace est primordiale, pour Schmitt, car elle définit le fondement de la légalité internationale,  toute forme d' ordre comportant  une délimitation de l'espace. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle la modernité occidentale peine à imposer des formes de pouvoir stables, puisqu'elle a remplacé l'ordre concret de la terre par l'ordre abstrait de la loi . On comprendra mieux l'opposition de Schmitt à la pensée positiviste (H.Kelsen) et à l'idéal cosmopolitique (E.Kant),car Schmitt fait appel au substrat originel de toute société, la terre,comme fondement ancestral du droit

L'occultation de l'origine des normes par H.Kelsen, fait rappeler à Schmitt la  conception pluraliste des sources du droit, comme socle de toutes les manifestations  de l'ordre social

Il en découle que tout peuple, est lié à son environnement géopolitique, dont il est empreint et que la négation, par les universalistes, de tout enracinement à une source de vie, est une négation des souverainetés qui s'y exercent.

La conception actuelle du "nouvel ordre mondial" (W.Bush) rompt avec la diversité des attachements aux sols, politiques et moraux, civils et religieux, par l'universalisme fictif d'un modèle  unique,le régime démocratique, comme modèle de déracinement et d'aliénation culturelle.

Ainsi , à titre de prévention, le "pluri-versum" des peuples et des États, qui  est le nom schmittien de la multipolarité actuelle,représente  la succession historique des souverainetés européennes et leur dépassement, dans  la perspective des "grands espaces" et dans l'irruption planétaire d' un ordre global.

9783428074716-fr.jpgLe "pluriversum" comme nouvel ordre planétaire

A la fin du deuxième conflit mondial, Schmitt tire le bilan de l'affaiblissement de l’État souverain et de la  fin du système international euro-centrique. Le constat d'un universalisme sans espace et d'un normativisme abstrait, dépourvu  d'une légalité sur  laquelle fonder des accords, pousse Schmitt à interroger le nouvel ordre planétaire, afin de dégager les règles communes à une pluralité d'acteurs dissemblables. Ça lui saute aux jeux avec évidence que le nouvel ordre ne peut être le produit d'une logique juridique, mais d'un ordre spatial délimité. Le nouveau Nomos,se dessine ainsi, comme"la forme immédiate, par laquelle l'ordre social et politique d'un peuple, devient spatialement visible". La lecture planétaire  de Schmitt est celle d'une diversification du monde en grands espaces autonomes, globalement opposés à l'universalisme de la puissance hégémonique et alternatif à un univers d'Etats-Nations déclinant. Le Nomos de la Terre, la criminalisation de l'ennemi et la géopolitique des grands espaces

Avec "Le Nomos de la Terre" (de 1950), Schmitt consacre sa réflexion aux relations internationales, une constante omniprésente de sa conception de la politique. Il semble même que les relations extérieures aient constituées une priorité sur la politique intérieure, où le critère de l'ami et de l'ennemi reste latent. Schmitt remonte en effet, dans cet ouvrage, aux origines ancestrales du droit inter-étatique, émanant de l'Europe, jusqu'au début de l'âge moderne, après l'effacement de la République Chrétienne et la fin des guerres de religions. Il repère là un ordre spatial, précédant l'ordre juridique, car, pour être concret et non "utopique", tout ordre juridique est , pour Carl Schmitt, un ordre de la terre et une délimitation territoriale . Contre " l'humanisme neutralisant" de More et d’Érasme, qui deviendra plus tard, la philosophie de la paix internationale de la Société des Nations et des Nations Unies, Schmitt, vise la limitation de la guerre et non la criminalisation de celle-ci (avec ses corrélats de crimes et d'atrocités). qui conduisent  à la "guerre totale" et à la volonté d'anéantissement de l'ennemi. En effet la criminalisation de l'ennemi en droit international du XXIème siècle par les tenants de la sécurité collective des Nations-unies, se démarque de la conception des juristes  du "Ius Publicum Europaeum", qui faisaient abstraction de la "guerre juste",sur la base du concept de guerre entre souverainetés, réciproquement égales et menant des guerres limitées. La philosophie  du nomos de la terre  est ainsi, pour résumer,  la limitation de la guerre, finalité essentielle de tout droit international, une guerre envisagée sous l'angle des transformations, qui lui font subir l'extension des "théâtres" et la nouvelle "géopolitique" de l'ordre juridique.

Types de guerre et ordres juridiques

Ainsi et de manière analytique Schmitt y met en évidence les transformations de la relation entre guerre et ordres normatifs.

Ainsi ,dans la "guerre juste", élaborée par les théologiens du Moyen Age,sous la double autorité du Pape et de l'Empereur, garants suprêmes d'un droit des gents, chrétien, européen et terrien , l'inégalité des adversaires était une supposition bien réelle, qui faisait de ce type de conflit une guerre unilatérale et limitée, au delà de la qualification juridique de la "iusta causa".

La guerre- duel, entre souverainetés régulières des temps modernes ( issues du traité de Westphalie, 1648 ), fondée sur l'égalité formelle des belligérants, demeurait bilatérale et circonscrite.

En revanche la guerre discriminatoire ou guerre sanction du XXème siècle tend à devenir totale,  sous l'effet des conceptions universalistes et "utopiques", étendues à un ordre global (l'émisphère occidental) et comporte la criminalisation de l'ennemi, dans  le but de l'éradiquer, en agresseur et en coupable, rabaissé au rang de criminel. L'exemple majeur a été  le Traité de Versailles, qui manqua à sa tache primordiale de rétablir la paix.

L'ouvrage est reparti en  quatre grandes sections, qui  scandent  l'élargissement de la scène géopolitique et différencient les nouveaux  théâtres sur la base de stratégies euro-centriques du monde.

A_La première partie repose sur l'idée que tout ordre juridique est situé dans une région du monde  et ancré dans les clôtures d'un sol. Une "prise de terres" ancestrale est donc le titre de légitimité fondamental de tout ordre juridique, qui implique souvent une action de guerre.

B-La deuxième  traite de l'expansion coloniale européenne vers le Nouveau Monde. Elle se traduit par la découverte  des Amériques et la délimitation de champs d'action distincts entre l'Espagne et le Portugal par deux lignes globales, fixant leurs zones respectives d'influence,de commerce et d'évangélisation ( traité de Tordesillas, 1494),intégrées par des "lignes d'amitié" assignées aux deux puissances neutres ,la France et la Grande Bretagne. Au delà régnait, en principe, par  convention admise ,un état de nature sans foi ni loi, où une guerre de conquête sans limites pouvait opposer les belligérants européens. La guerre était corsetée en Europe, dans l'utilisation de la violence armée,par l'impératif religieux de la République Chrétienne, de telle sorte que Grotius et  Pufendorf formalisèrent le "ius gentium", oubliant que le titre de légitimité des États souverains d'Europe découlait de la "découverte" et de "l'occupation" des terres des Amériques.

C-La troisième partie parvient à la description de la guerre-sanction. En effet, comme suite à une "prise de terre" planétaire de la part des puissances européennes s'affirme la coexistence de deux ordres concrets   aux statuts distincts, le statut homogène de la mer et les statuts hétérogènes des terres.
C'est seulement la puissance globale qui opère la  jonction entre ces deux ordres et garantit un équilibre de pouvoir entre terre et mer (l'Angleterre d'abord et les États-Unis ensuite), conforme à ses intérêts géopolitiques. On passe ainsi, à la fin du XIXème ,de l'ordre territorial et souverain de l'Europe, celui du "Ius publicum europaeum", purement inter-étatique, à un ordre d'essence mixte, qui distingue les relations  métropolitaines étatiques (ou européennes), des rapports  coloniaux, non étatiques  et non européens. Les grandes transformations géopolitiques entraînent avec elles ,des changements importants dans les deux sphères,  du droit privé et du droit publique, qui sont respectivement, topique et  concret le premier( le commerce) et utopique et abstrait le deuxième ( les droits universels). Dans le même temps la guerre devient limitée et d'occupation (en Europe),  mondiale , totale, illimitée et d'anéantissement (dans les deux hémisphères) La figure de l'ennemi change également de statut et configure la puissance hostile en ennemi de l'humanité, en figure éversive, par rapport à celle d'un acteur local, bien identifié et souverain . Le processus de criminalisation de la politique étrangère et mondiale s"achève enfin , par une plongée tragique, non pas dans  l'anarchie hobbesienne, mais dans une sorte de nihilisme apocalyptique.

D-Dans la quatrième partie Schmitt approfondit la dichotomie des deux ordres, métropolitain et colonial et analyse la fin du dualisme, qui a caractérisé le  "ius publicum européum", suite à l'émergence d'un droit international indifférencié, par l'affirmation  de la notion d'Occident au niveau planétaire (XXème siècle).

L'unification des théâtres et la sécurité collective

Les théâtres de guerre, jadis séparés, sont unifiés conceptuellement par une vision universaliste et utopique de l'ordre mondial, assurée par l'abstraction du droit, la moralisation des litiges et la doctrine de la sécurité collective (la SdN  et les ONU). Une sécurité,garantie  par l'interventionnisme de l'acteur hégémonique (les Etats-Unis), ou encore, par l'adoption d'une repartition territoriale du monde, qui intègre la conception "multipolaire" de la planète, dans  la défense concrète  du nouveau nomos  atlantique et globaliste, aujourd'hui à son déclin.

9783428158065.jpgSchmitt, en  excluant toute conception universaliste du droit international parvient à la conclusion que l'ordre du monde ne peut se réaliser sans antagonismes entre les grands espaces, ou sans la domination d'un centre sur sa périphérie. Toutefois il reconnaît l'exigence d'une autorité supérieure, en mesure de trancher sur les différends et les tensions entre forces régulières et irrégulière, intérieures et extérieures. Il est incontestable que l’État moderne se distingue de tous les autres, pour avoir dompté,  à l'intérieur de ses frontières,  la relation ami-ennemi , sans l'avoir totalement supprimée.

Par ailleurs et dans  l'ensemble de son œuvre, Schmitt semble privilégier la priorité de la politique extérieure sur la politique interne, confirmée par sa recherche en matière de droit international public, qui porte sur le  principe de limitation de la guerre et sur la source de stabilité,  constituée par l’enracinement géopolitique  de tout système normatif.

Ainsi se conclut l'immense effort de théorisation, entrepris sous la République de Weimar et achevé, en ses grandes lignes, avec le "Nomos de la Terre".

On passe du cadre intellectuel de la politique interne  et donc de la distinction entre l'ami et l'ennemi, avec, en corrélat, la problématique de l’État moderne et de ses oppositions intérieures maîtrisables , à l'ordre imprévisible des relations internationales de l'âge planétaire.

Conflits et systèmes d'équilibre : C. Schmitt et H. Kissinger

La conclusion du système de pensée schmittien, élaboré au courant de trente ans, viendra de Carl Schmitt lui même, avec l'observation selon laquelle :" La pratique du "Ius publicum Europaeum" tendait à comprendre le conflit, dans le cadre d'un système d'équilibres. Désormais on les universalise, au nom de l'unité du monde".

Conclusion à laquelle parviendra également H.Kissinger dans "L'Ordre du Monde", lorsqu'il essaie de définir l'ordre souhaitable du XXIème siècle,  sur le modèle de la paix  de Westphalie (1648), rappelant  que "La paix de Westphalie ne reflétait pas une perspective morale unique, .......mais reposait sur un système d’États indépendants, acceptant que leurs ambitions respectives soient freinées par l'équilibre général des forces, réduisant l'ampleur des conflits ".

Le dilemme de l'ordre international. Système de règles ou système de forces?

Comment parvenir à la constitution d'une structure d'ordre ,capable de limiter les conflits et de préserver la paix ,dans un monde global?

C'est la question ontologique du système international actuel.

Par un système de règles admises et respectées, qui limitent  la liberté d'action des États, ou par un équilibre des forces, qui interviennent en cas d'effondrement des règles?

41tQLwk8LyL.jpgCe dilemme et cette  problématique rapprochent Schmitt et Kissinger, au delà de leur plaidoirie respective en faveur de l'Allemagne ou des Etats- Unis.

Deux éléments sont aujourd'hui communs à l'analyse des réalités internationales et apparaissent tout à fait incontournables, la multiplicité des acteurs, des civilisations et des cultures et, à l'opposé, l'unicité du cadre d'action, l'unité d' un monde clos, limité et interdépendant .

En revanche deux moyens demeurent optionnels: celui des règles communes d'ordre conventionnel et celui du système des forces, aux références divergentes et aux objectifs incompatibles.

Nous retrouvons dans ce dilemme de l'art de gouverner et de la High Polics l'éternelle opposition entre la loi et la force,  au service de l'idéal de la paix et de la sécurité, auquel ont consacré leurs esprits Schmitt et Kissinger,le premier avec la dialectique de l'ami et de l'ennemi, le deuxième dans la perspective du consensus et du rôle de l"Amérique, les deux en l'absence de la figure du perturbateur radical , la figure du peuple.

L'Europe, la démondialisation et le danger du consensus de masse

Au moment où l’irruption de la politique dans un monde dépolitisé, éveille  les peuples sous la bannière inattendue du populisme ou de l'éversion violente, suggérant l'exigence d'un nouveau compromis historique entre le démos et les élites, le danger de la "guerre civile mondiale" vient de l'absence conjointe du consensus de masse et de la négation de normes universelles observées.

Il en découle la perte de contrôle des pouvoirs, affranchis de la logique des équilibres et des contre-poids assurés au système de Westphalie par l'assurance des rapports de force, désagrégés aujourd'hui par le choc des civilisations et des cultures, qui engendrent un ordre chaotique du monde et une vision nihiliste de l’avenir.